Nous assistons actuellement dans ce pays à la montée d’une nouvelle précarité, touchant surtout la jeunesse .Ainsi le phénomène des « NEET» (Not in Education, Employment or Training) et des freeters (free arbeiters, travailleurs vivant de petits boulots) est apparu pendant l’éclatement de la bulle financière, au début des années 90. On compterait environ 800 000 NEET et presque 2 millions de freeters. « Génération sacrifiée », mais pour qui la réponse au mépris qu’elle reçoit commence à prendre des formes inattendues et radicales. « Le monde des possibles m’a toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle (Marcel Proust) »

Un cliché a la vie dure : celui d’un Japon monolithique, englué dans le fatalisme, l’absence de contestation, la résignation à l’ordre établi. Un Japon qui aurait intériorisé le respect de la hiérarchie, de l’autorité, de l’Impératif Catégorique en accord avec une hypothétique “japonité” . On en oublierait presque les belles années 60 et leurs nombreuses manifestations. Si ce conformisme japonais existe, il est faux de le généraliser. Faux car c’est consolider le mythe d’une « japonité » fictive, en ce qu’elle est faite d’éléments disparates et instables. Raisonnement violemment idéologique également, car il revient à bâillonner d’emblée toute dissidence, en la faisant culpabiliser de trahir l’âme de la papatrie. Devant l’insistance du discours visant à chosifier les japonais en en faisant un groupe homogène aux propriétés transhistoriques, il me paraissait nécessaire de faire ce petit rappel préliminaire. L’hétérogène comme l’hétérodoxe existent au Japon.

Pour s’en rendre compte, il suffit d’aller dans le quartier de Kôenji, à Tokyo. Sous l’impulsion de l’activiste Hajime Matsumoto, « La grande fronde des pauvres » voit le jour en 2001 dans ce quartier bien connu pour être depuis longtemps le lieu magnétique des pauvres, des marginaux, de la culture underground et du rock. Un texte explique leurs intentions : « des rassemblements sauvages ont été organisés, consistant à improviser un grand banquet dans la rue et, tout en impliquant les passants, à créer dans les faits une zone libre ». Amener les citoyens japonais à la prise de conscience, faire voler en éclats un certain discours responsabilisant (du genre : « chacun peut s’en sortir s’il le souhaite ») et « créer dans les faits une zone libre » ouverte, comptant sur le ressentiment plus ou moins conscient des freeters, mais aussi des “inclus”. Dans une rue du nord de Kôenji, on peut trouver des petites boutiques d’objets recyclés, de fripes pas chères tenues par les NEET, ainsi qu’un bistrot aux tarifs imbattables, le « Café des amateurs » ou NEET, freeters, sympathisants et curieux se réunissent.

Dans ce café, la facilité à communiquer avec des inconnus sur des sujets importants est remarquable. Parallèlement à la Fronde existe depuis 2005 l’Union des NEET de Kôenji, rompant la logique de l’isolement acritique et résigné telle qu’elle est voulue par l’oligarchie . L’Union réclame la restitution gratuite des vélos confisqués pour stationnement illégal et demande la gratuité des logements, protestation face à la cherté du logement à Tokyo, très difficilement accessible à un freeter.

Mais en plus de ces légitimes demandes, ils luttent sur le terrain existentiel. Il s’agit pour eux de « jouir de leur pauvreté » (dixit), d’expérimenter d’autres façons de vivre, de récuser l’idéal bourgeois de ceux qui se sont intégrés au monde de l’entreprise, au prix parfois de mort par surmenage (en japonais karôshi), et de nombreux suicides. Les NEET de Kôenji, et c’est là ce qui fait la valeur exemplaire de leur action, ne militent pas pour l’intégration à la société de leurs aînés. Ils savent que si, par improbable, ils pouvaient devenir employés permanents d’une entreprise, cela équivaudrait à de nouvelles aliénations. Le tout pour une dérisoire reconnaissance sociale et quelques satisfactions marchandes tout aussi insignifiantes. Cette vie hors de portée a cessé d’être enviable.

Ils revendiquent donc un « besoin imminent de changer de plan » (Roger Gilbert-Lecomte). Ils répondent à l’exclusion par un surcroît d’exclusion et visent la déstabilisation du système et de ses valeurs. L’enjeu de ce mouvement est donc autant existentiel que politique, et c’est ce qui le distingue de la gauche parlementariste, des syndicalistes autant que des mouvements associatifs logiquement très répandus dans ce pays à la démocratie fantoche . Ils militent pour une autre façon de vivre – on pense au socialisme utopique. Il n’est pas question de « défendre les droits des travailleurs et des consommateurs », sur un mode syndical, mais de récuser ce vieux couple : le moins de travail possible, le moins de consommation possible. Un refus de l’existence aliénée. Leur extériorité consciente est leur force ; ainsi ils évitent l’écueil du statut de péripétie interne au système qui ne fait souvent que le renforcer.

Cette singularité vise le principe même du social : ces jeunes précaires, créant ici et maintenant des espaces post-révolutionnaires, sont dans la position difficile mais exaltante d’inventeurs d’histoire. Ainsi leur volonté d’une joie affranchie des circuits marchands. Déserter pour commencer à vivre enfin. Se réapproprier la rue, en faire un lieu ludique plus que fonctionnel. Hajime Matsumoto l’écrit plaisamment : « organiser un pot-au-feu devant une gare est notre but principal – c’est-à-dire créer une zone libérée ». Aucune morosité, comme le souligne Karin Amamiya, animatrice d’une émission de radio et essayiste, prenant le parti de la cause des jeunes précaires : « L’action de la Grande Fronde est folle et amusante. Or, aujourd’hui, peu de jeunes pauvres mènent une vie aussi gaie.”. Nous ne sommes pas dans la “gauche mélancolique” chère à Bernard-Henri Lévy , mais dans un démenti flagrant aux cultures du report, une volonté de jouir de l’instant, envers et contre tout. Une preuve par l’exemple qu’une autre façon de vivre est possible, dès maintenant, sans cesser de contester radicalement le capitalisme. Espérons que le pouvoir de séduction de cette Fronde fasse de proche en proche croître ce mouvement et l’étende à d’autres villes !

Ce choc anthropologique s’expérimentant à Kôenji est enthousiasmant. Il montre qu’il existe une marge de manoeuvre, une brèche dans la tinette de TINA (« There is no alternative ») et que des réseaux de solidarité peuvent prendre forme et consister. Que la désertion est possible. Bien sûr certains se moquent de cette “révolte molle” de la jeunesse japonaise, l’estiment vaine, inoffensive, simple frémissement sans réel pouvoir. Nous voyons au contraire un phénomène, qui, s’il n’inquiète pas pour l’instant les puissants en raison de sa marginalité, pourrait devenir préoccupant s’il venait à se développer viralement. Une manière de défi. La Grande Fronde des Pauvres et l’Union des NEET de Kôenji pourraient ainsi servir de rappel au désordre, dans sa gaieté démissive, son désir de créer d’autres façons de vivre, sa volonté stratégique de vaincre l’isolement, aux précaires du monde entier.

[http://neet.trio4.nobody.jp/  ->

(site officiel de l’Union des NEET de Kôenji, en japonais)

[http://trio4.nobody.jp/keita/->

(site officiel de la Fronde des amateurs, en japonais)

[http://www.jimmin.com/2001b/page_135.htm->

(site officiel de la Grande fronde des pauvres, en japonais)

AUteur:[email protected] – Source :[bellaciao->

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