Le disciple de Doraku (どうらく息子, litt. Le fils de Doraku en japonais) nous plonge dans l’univers très spécifiquement japonais du rakugo, un art de conteur difficile à approcher pour les Occidentaux que nous sommes. Isan manga a donc fait preuve d’une belle audace en publiant ce seinen d’Akira Oze (尾瀬 あきら), dont les 4 premiers tomes japonais sont regroupés en deux magnifiques volumes (un troisième tome est prévu pour le mois de mai). Le pari est plutôt réussi, grâce au dessin du mangaka, mais aussi à une traduction qui parvient à nous faire pénétrer dans cet univers aux jeux de mots subtils.
L’histoire
Shota, jeune maître d’école maternelle, tente pour divertir ses élèves de leur raconter une histoire de rakugo : c’est un flop total. Sa tante l’entraîne alors dans un yose (théâtre) où se produisent des conteurs professionnels. Shota y découvre non seulement l’art de captiver le public, mais aussi une véritable vocation. Le voilà qui veut devenir disciple du maître Doraku Sekishuntei. Parvenir à convaincre le maître est somme toute la plus facile des étapes : ensuite commence pour Shota une vie matériellement précaire et un apprentissage qui exige un dévouement corps et âme au maître, à la « famille » des Sekishuntei et à l’art du conte.
Qu’est-ce que le rakugo (落語) ?
Le rakugo a ceci de commun avec le one-man show qu’il met face au public un homme seul qui raconte des histoires, de préférence comiques. Au-delà, tout est différent : là où nos vedettes se mettent en avant et cherchent à produire sans cesse de nouveaux spectacles, le rakugo-ka – le conteur de rakugo – se fond dans la tradition et sublime par son interprétation des histoires que les spectateurs connaissent déjà. Il exerce son art dans des yose, théâtres populaires, où le rakugo a pris son essor depuis l’époque Edo. Lors d’un spectacle, plusieurs conteurs se succèdent sur scène, et d’autres spectacles (magie, acrobatie) viennent s’intercaler entre leurs récits. Le conteur, en kimono, monte sur une petite estrade (高座、kôza) posée sur la scène, s’y assoit à genoux, bien droit, sur un coussin dont il ne bouge pas durant tout le récit, disposant pour tout accessoire d’un éventail (扇子、sensu) et d’une pièce de tissu (手拭い、tenugui). C’est doté de cet attirail minimaliste qu’il fait vivre décors et personnages les plus divers, contant une histoire dont la chute constitue le point d’orgue : rakugo signifie en effet mot 語 qui chute 落. Vous l’aurez compris, le rakugo est un art traditionnel, d’une sobriété toute japonaise, fascinant par la place qu’il offre au langage et à l’interprète.
Le rakugo en manga
Transcrire cet univers en manga n’a rien d’évident, puisqu’il s’agit de coucher sur le papier un art purement oral, reposant essentiellement sur le talent et la personnalité du conteur. Les quelques scripts de rakugo donnés en exemple à la fin du manga montrent bien que les mots seuls ne peuvent donner qu’un piètre aperçu de ces histoires et de leur drôlerie. C’est donc le dessin qui va donner vie aux contes, en mêlant le rakugo-ka à l’univers que créent sa parole et ses gestes, par une sorte de mise en abîme. Le lecteur est ainsi transporté, à l’image des spectateurs dans les salles, et du conteur lui-même, pris par son propre récit.
Le disciple de Doraku ne se limite pas à présenter quelques récits de rakugo. Il dévoile l’envers du décor : comment les zenza (conteurs débutants) doivent d’abord apprendre à servir – en pliant les kimonos du maître comme en nettoyant les toilettes – et à se soumettre à la volonté de leurs maîtres et de leurs aînés, si arbitraire qu’elle paraisse. La relation au maître et l’univers codifié dans lequel évolue les personnages sont profondément dépaysants pour les lecteurs que nous sommes, souvent peu habitués à suivre une voie de manière aussi sacerdotale. En ce sens, l’apprentissage est d’abord celui d’un effacement de soi, de l’ego, nécessaire pour s’imprégner de la tradition mais aussi pour mieux comprendre et incarner les histoires : car il ne s’agit pas d’imiter bêtement un maître, mais bien de trouver, au terme d’un long et difficile cheminement, sa propre interprétation, à la fois originale et juste.
La série, qui comporte actuellement 11 tomes au Japon, est toujours en cours. Il est rare qu’un manga approfondisse autant son sujet et ses personnages. C’est une chance de découvrir des aspects méconnus de la culture japonaise, loin des clichés et de toute superficialité.
Pour commander le manga : « le disciple de Doraku » chez l’éditeur