La crise alimentaire mondiale lui a donné raison. Son livre Les Japonais qui laissent pourrir leurs aliments dans le réfrigérateur, publié en août 2007, a été vendu à 20 000 exemplaires. Le suivant, Les Japonais qui ne font pas pourrir les aliments dans leur réfrigérateur, sorte de guide des recettes pour ne pas laisser les aliments s’avarier, assorti de dessins et de photos, sorti en mai, a été vendu en deux semaines à plus 10 000 exemplaires. Jinnosuke Uotsuka est célèbre au Japon pour être l’apôtre d’une cuisine du pauvre (simple et saine) et avoir tiré la sonnette d’alarme d’une crise alimentaire en gestation.
Il considère que les Japonais commencent à prendre conscience que le gâchis énorme des denrées alimentaires auquel ils se livrent, comme leurs congénères des pays développés, contribue à une crise qui ira en s’aggravant. « D’un côté, relève-t-il, il y a l’égoïsme des pays riches qui jettent la nourriture et, de l’autre, les pauvres qui en quémandent. »
La situation est peut-être plus complexe qu’il ne la décrit mais, pour nombre de Japonais, il n’a pas tort sur le fond. Un de ces livres – sur la quarantaine qu’il a publiée – a été adapté en manga et a donné lieu à un feuilleton télévisé. La bande dessinée vient d’être rééditée. Avec l’apparition d’une nouvelle pauvreté dans l’Archipel et l’augmentation des prix alimentaires il est de plus en plus sollicité. Mais Jinnosuke Uotsuka n’est pas pour autant une figure médiatique. « Je n’ai pas de message et je ne veux pas devenir un gourou de l’alimentation organique », dit-il. Il se contente de décrire la vie modeste qui est la sienne.
Entre deux immeubles, au bout d’une étroite allée de dalles de pierres entre lesquelles pousse de l’herbe, sa maisonnette traditionnelle de bois a plus d’un demi-siècle. Elle ne se distingue guère des autres maisons individuelles du quartier de Meguro à Tokyo, habitées par la classe moyenne. En jeans, pieds nus, chemise à carreaux au vent, longue chevelure ondulée tombant sur les épaules et barbichette, Jinnosuke Uotsuka a l’allure de ces routards des années 1960-1970 en route vers Katmandou. Il n’en a plus l’âge (53 ans), mais la guitare posée dans un coin de la pièce signale qu’il est amateur de folk songs.
Sombre comme le sont souvent les maisons japonaises traditionnelles, la sienne a un petit côté capharnaüm avec des quartiers de pommes qui sèchent sur un fil, l’enseigne de la brocante – baptisé Marx – qu’il avait tenue un moment, et une vieille pendule au mur dont le balancier égrène le temps. Sur la grande table de travail, des bocaux de légumes séchés voisinent avec des piles de livres poussiéreux datant du début du siècle.
Il met la dernière main à un ouvrage à paraître à la rentrée, qui a pour sujet la comparaison de la situation alimentaire au Japon des années 1930 – début de l’expansion en Chine – et aujourd’hui. « Il y a beaucoup de points communs, dit-il, d’abord la dépendance excessive de l’étranger pour l’alimentation. Aujourd’hui, le Japon n’est autosuffisant qu’à 39 %. Et il est très vulnérable à toute spéculation sur les denrées alimentaires. » Il est né après la défaite, mais il a été marqué par ce que disaient ses parents sur la pénurie pendant la guerre. « L’or ou les oeuvres d’art les plus précieuses s’échangeaient contre un sac de riz. »
Jinnosuke Uotsuka, fils d’un traiteur de la ville Kitakyushu (sud du pays), a étudié l’agronomie avant de faire le baroudeur dans l’Archipel, tour à tour marchand de vélos, puis brocanteur. Au moment de la bulle spéculative – seconde partie des années 1980 -, on réhabilitait à tout va les vieilles maisons, et la plupart du temps, les gens ignoraient la valeur des objets et meubles qu’ils possédaient ou ne songeaient même pas à les réparer. « Moi je les reprenais et je remettais en état. Regardez ce hako kaidan (littéralement « escalier- boîte »), dit-il, en indiquant du doigt une sorte de commode en forme d’escalier permettant de récupérer l’espace sous un escalier qui trône dans son entrée. Je l’ai acheté pour rien. Aujourd’hui, il vaut près de 1 million de yens (6 200 euros) : un exemple du gaspillage des sociétés modernes. »
Il explique que dans le cas de l’alimentation, le réfrigérateur est une catastrophe. « On achète trop, on entasse, et après les aliments pourrissent. » Autrefois, c’est ce qu’il explique dans son dernier livre, il y avait des méthodes pour conserver les aliments en utilisant le sel, la saumure ou le saké. Dans sa petite cuisine trône un réfrigérateur de taille moyenne. « Oui, bien sûr, je m’en sers, mais plutôt que d’y entasser des aliments, il vaut mieux les traiter avant pour les conserver. » Et c’est simple : il reste des pommes ? Eh bien, on les coupe en rondelles et on les fait sécher. Il reste du poisson ? On le fait sécher après l’avoir salé. Après on peut le garder une semaine. Il déplore que les gens ne sachent même plus préparer leur repas, qu’ils achètent des plats préparés dans des supérettes, entassent, en laissent pourrir une partie, qu’ils jettent. « Même à la campagne ! En termes de calories, les Japonais jettent chaque année pratiquement autant de denrées alimentaires qu’ils en ont produit. »
Uotsuka n’est pas le seul à dénoncer ce gâchis. Hiroyuki Suematsu, chef du département de sécurité alimentaire au ministère de l’agriculture, des pêches et des forêts, écrit dans une libre opinion publiée récemment par le journal de Nagasaki, Nagasaki Shimbun, que « le Japon fournit une aide alimentaire aux pays pauvres, mais jette 19 millions de tonnes d’aliments qui n’ont même pas été touchés ». Selon une enquête du Centre de l’environnement de l’université de Kyoto réalisée auprès de 140 familles, publiée en juin, près d’un tiers des déchets ménagers est constitué d’aliments encore empaquetés (11 % de plus qu’en 2003). « A cela s’ajoute la nourriture jetée par les grandes surfaces dans l’heure qui suit l’expiration de la date de consommation », poursuit Uotsuka.
Comment s’explique cette situation ? « Ceux qui ont connu la pénurie se rassurent d’avoir un frigo plein. Mais les jeunes, nés dans l’abondance, ignorent le respect pour la nourriture que véhiculent les traditions culturelles de toutes les civilisations », commente Uotsuka. Comment y remédier ? « Les consommateurs doivent changer leurs habitudes. » Il explique qu’ils payent plus cher un bol de riz qu’il suffit de faire réchauffer dans une grande surface que s’ils achètent par sac de 10 kg. Les intérimaires et autres précaires qui se nourrissent dans les supérettes dépensent beaucoup plus que 1 000 yens par jour. « C’est mon budget quotidien en mangeant des produits sains. C’est cette capacité de jugement qui manque désormais. Les riches ont fait de la nourriture un loisir. Et l’on a perdu la fierté du repas simple. »
L’un des premiers livres qui l’a fait connaître avait pour titre L’Ecole Uotsuka : se contenter de peu à table (1994). Il fut suivi, dans la même veine, par la Vie alimentaire avec 9 000 yens par mois (1997) et, plus récemment (2002), 178 recettes de légumes de l’époque Taisho (1911-1925).
Jinnosuke Uotsuka est un solitaire. Il se méfie de tous les mouvements en faveur d’une meilleure alimentation, des slow food et autres. « Ils prennent souvent un côté secte et sont récupérés », dit-il. Il n’a pas d’adeptes, n’utilise pas Internet. Sa maison n’est pas chauffée. Simplement un irori (foyer carré dans le sol) dans lequel en hiver brûlent des bûches. « Si on a froid, il faut boire du saké ! » Il sait de quoi il parle : il est conseiller de distillateurs de saké et son pseudonyme, Uotsuka, est la transcription japonaise de vodka…
Les Japonais qui ne font pas pourrir les aliments dans leur réfrigérateur de Jinnosuke Uotsuka
Ed. Yamato Shobo, 2007
Philippe Pons
source: www.lemonde.fr
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