Emporté par la vague, la maison dans laquelle était M. Yoshida a ensuite échappé à l’embrasement de Kesennuma.
- Témoignage recueilli par la correspondante du Nouvel Observateur : Ursula Gauthier.
M. Yoshida avance à pas nonchalants, le regard imperturbable derrière de grosses lunettes teintées, le nez au vent pour humer les vapeurs persistantes de pétrole brûlé. Avec sa casquette vissée sur le crâne et son parapluie en guise de canne, on dirait un retraité consciencieux faisant le tour du quartier parce que le médecin dit que c’est bon pour la santé. Mais du quartier, de la ville, du port et des conserveries de Kesennuma célèbres pour leurs ailerons de requin, il ne reste qu’un invraisemblable amas d’objets indécidables, enduits de boue luisante et fumant encore de l’incendie qui a tout dévoré après que la vague ait tout fracassé. Frigos éventrés dégueulant leur contenu dans la gadoue, bagnoles encastrées dans des bicoques branlantes, un émouvant lapin en peluche trônant parmi des ferrailles tordues, et même en travers de ce qui fut la grand rue, le « Kyotoku-Maru N°18 », un chalutier de 800 tonnes au carénage rouge et bleu, exhibant une grande inscription peinte sur son pont : « La sécurité avant tout »…
Quant au retraité tranquille qui promène son parapluie dans la rue fraîchement dégagée par les bulldozers de l’armée, rien ne laisse deviner qu’il a vécu ce 11 mars une odyssée digne des épopées antiques, survivant aux assauts répétés de la vague et échappant par miracle à l’embrasement de la ville… Mais M.Yoshida n’est pas un bavard. Il faudra lui arracher bribe par bribe le récit époustouflant de cette journée où il a failli mourir dix fois.
Le Kyotoku-Maru N°18 (Ursula Gathier) |
Péripéties
Il vivait là, juste derrière ce tas de ferrailles calcinées, à un jet de pierre de la grand’ rue. En réalité, explique-t-il, il s’était mis à l’abri très tôt, bien avant que l’alarme ne jette des dizaines d’automobilistes dans les embouteillages, causant leur perte quand la vague a englouti la ville. « J’ai 74 ans, j’ai vu pas mal de tsunamis », lâche-t-il avec un mince sourire. Il s’est surtout souvenu du fameux « tsunami du Chili » de 1960 qui avait emporté tout le front de mer après un séisme exceptionnellement violent de l’autre côté du Pacifique. Les pertes furent telles que toutes les localités côtières construisirent une digue continue haute de 5,50 mètres le long du rivage. Alors, quand la mer a commencé à parler à son oreille, à vibrer dans ses veines d’ancien chef-mécanicien qui a passé quarante années à travailler à bord des thoniers de Kesennuma, l’instinct a pris le dessus. « J’ai eu le pressentiment que ça allait mal tourner cette fois, malgré la digue.
Tsunami du Chili
Appelez ça l’expérience. Comme j’étais seul à la maison, j’ai pris la bagnole et je suis monté sur cette colline ». De là haut, on voit la mer. De Kesennuma, on ne la voit pas, car elle est cachée derrière la haute digue. Dans ce coin du Nord-Est du Japon, il n’y a pas de plage, la côte monte à pic, rocheuse, entaillée de vallées étroites. Sur le sommet de la colline, M. Yoshida rencontre surtout des personnes âgées qui ont comme lui connu le tsunami du Chili et comme lui décidé d’écouter leur sixième sens. « Ce n’était pas évident quand on y pense. Pendant 50 ans, on n’a eu que des ‘petites’ vagues, toutes stoppées par la digue. La plupart des jeunes pensaient sûrement que ce serait un mini-tsunami… ».
C’est alors que, contre toute raison, M. Yoshida décide de reprendre sa voiture et de repartir… vers la ville. « J’avais oublié des choses chez moi », dit-il évasif. Des choses ? « Oui, des vêtements de ma femme, des trucs… » En insistant beaucoup, on finit par obtenir la vraie motivation de cet acte insensé : il avait en effet oublié d’emporter les précieusestablettes rituelles gravées du nom de ses parents, qui trônaient sur le petit autel des ancêtres. Et l’expérience des anciens, le sixième sens, le tsunami du Chili ? « Papa-mamma », répond-il dans une langue qu’il bricole pour se faire comprendre, des mots venus de ses voyages. « Je crois que j’ai un peu sous-estimé ce tsunami », concède-t-il avec un rire bref.
Embarcation de fortune
Il coupe la grand’ rue, perpendiculaire à la digue qu’on peut apercevoir là-bas à 2 kilomètres. Quand la vague engloutit le port, M. Yoshida n’entend et ne voit rien de ce que les autres témoins racontent : l’énorme rugissement qui sature l’atmosphère, la ligne jaune sale à l’horizon qui avance à une vitesse hallucinante, lançant des gerbes gigantesques, faisant basculer les poteaux électriques au loin… M. Yoshida est à l’étage de sa maison en bois, il sent qu’elle tangue de nouveau, « mais pas comme un séisme, plutôt comme un bateau. » Il court vers l’escalier. « Et là je vois qu’il n’y a plus de rez-de-chaussée. Il n’y a que de l’eau. La maison a été déracinée d’un coup ».
Kesennuma. La grande rue (Ursula Gathier) |
Happée par la vague, la maison part d’abord vers l’amont, puis elle est emportée en direction du port. Un tsunami, ce n’est pas une vague, c’est une chaîne de vagues, qui vont et viennent furieusement, encore et encore, projetant des bateaux sur les immeubles, emportant des parkings entiers vers le large, lançant des camions sur les façades, fracassant le béton, les coques des navires, les hommes. La maison de M. Yoshida a tangué interminablement. « Un moment, j’ai cru que c’était la fin : la maison s’est un peu affalée. Il ne restait plus qu’un petit espace hors d’eau, dans un angle à l’étage, juste assez pour me recroqueviller. Le sol était en pente, il faisait zéro degré et l’eau giclait, raconte M. Yoshida avec sobriété. Mais j’ai eu de la chance, la maison ne s’est pas complètement effondrée, ni ne s’est fracassée contre un cargo… ».
Quartier en flammes
Après avoir dérivé toute l’après-midi et toute la nuit, la vague finit par se retirer au petit matin, abandonnant l’arche démantibulée de M. Yoshida au bord de la digue. Quand il peut enfin poser un pied tremblant au sol, il découvre un gigantesque incendie dévorant tout ce qui n’avait pas péri dans les eaux. « Les réservoirs des navires échoués au milieu de la ville avaient pris feu et déclenchaient de proche en proche l’explosion des innombrables bouteilles de propane. J’ai vu mon quartier et toute la ville partir en fumée… ».
Qu’est-ce qui l’a aidé à tenir bon au fil de cette interminable épreuve ? « Deux choses, répond M. Yoshida, soudain volubile. D’abord mon téléphone portable a sonné pendant que j’étais coincé à l’étage. C’était mon fils. Il m’a dit que tout le monde était sain et sauf. Ca m’a donné du courage. Je n’avais plus à m’inquiéter que de moi-même. Et puis, vous savez, j’ai parcouru toutes les mers du monde. J’en ai vu des tourmentes et des tempêtes ! J’étais persuadé au fond de moi que je n’allais pas me laisser battre par ce tsunami ». Il a tout perdu, oui, mais il en a vu d’autres, et sa famille est sauve. Et les tablettes de papa-mamma ? Il fait un grand sourire pour la première fois : « Sauvées. Elles sont chez mon fils ».
Ursula Gauthier