« Nouvelle », cette histoire du Japon l’est par son refus d’une approche purement linéaire revenant à un simple enchaînement des événements. Contrairement à l’historiographie américaine sur le Japon, qui met en lumière des problématiques, la perception de l’histoire de ce pays en France est largement cantonnée à une chronologie d’époques figée dans la partition traditionnelle (Antiquité, Moyen Age, Epoque moderne).
Or, l’histoire japonaise est le fruit de constructions successives et l’historiographie, le champ d’un incessant débat. Le mérite de ce livre, qui s’appuie sur des sources en japonais, est de refléter l’histoire telle que les Japonais la pensent ou l’imaginent et de décentrer ainsi notre regard, d’inciter à nous défaire des oeillères du grand récit occidental sur ce pays.
Pierre-François Souyri, professeur à l’université de Genève, où il enseigne l’histoire du Japon, dégage pour chaque période des enjeux qui pèsent sur les perceptions et sur les questionnements contemporains. Chemin faisant, il éclaire la nature d’une modernité déprise du modèle occidental, même si elle a pu en être l’émule : la proto-modernité de l’époque Edo (XVIIe milieu du XIXe siècle), marquée par l’essor d’un capitalisme marchand et une effervescence culturelle urbaine, préparait l’Archipel à assimiler les techniques et les modes de pensée occidentaux. Des apports appelés à être adaptés, infléchis ou reformulés au fil de la construction de l’identité nationale. L’apport occidental fut un élément fondamental dans la modernisation du Japon, mais le socle « civilisationnel » sur lequel il se greffa le fut tout autant.
RICHE MOISSON
La représentation de la mémoire historique appelée à dominer la perception du Japon au cours du XXe siècle s’est construite au fil d’une « invention de la tradition » par l’Etat de l’ère Meiji (1868-1912), qui opéra une sélection dans l’héritage national dont ne furent retenus que les éléments permettant de légitimer l’ordre nouveau – en particulier les valeurs de la classe des guerriers.
Une « samouraïsation » de la société qui a occulté des pans entiers de la culture populaire. Une vision adoptée sans inventaire par un Occident qui, surpris par cet « intrus » s’invitant à la table des puissants, chercha à repérer une supposée essence nippone qui aurait permis ce « miracle ». S’il y a une constance dans l’histoire du Japon, c’est la perception qu’en a l’étranger : « Nous sommes parfois épouvantés, nous autres Asiatiques, de l’étrange tissu de faits et d’inventions dont on nous a enveloppés », écrivait en 1906 le critique d’art Tenshin Okakura. Une réflexion toujours valable.
L’ethno-folklore contribua au début du XXe siècle à faire réémerger des identités, à mettre en lumière la fluidité des classifications, à montrer que la « société des dominés » n’avait pas été un bloc amorphe et immobile, simple toile de fond à l’agitation des puissants.
Ce fut le cas au cours de trois siècles, du XIVe au XVIe, période chaotique mais imaginative sur le plan culturel baptisée le « monde à l’envers », du grand siècle d’Edo et de son bouillonnement intellectuel, de la crise sociale du début du XIXe siècle qui déboucha sur le mouvement démocratique, et enfin du lendemain de la défaite de 1945.
Pour l’époque contemporaine, l’approche aurait mérité d’être davantage problématisée. Mais la riche moisson des siècles précédents en éclaire les enjeux récurrents tels que la question de la guerre, de l’empereur ou des relations avec la Chine.
{{Nouvelle histoire du Japon, de Pierre-François Souyri. Perrin, 628 p., 26 euros}}
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© LeMonde.fr – Philippe Pons->http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/01/26/anatomie-du-miracle-japonais_1470780_3260.html]