Voici comme chaque semaine un reportage réalisé par notre correspondante permanente au Japon, Karyn, qui, tour à tour, repère pour Clubic les innovations techniques nippones et décrypte les usages singuliers que font les Japonais des nouvelles technologies.
Ont-ils perdu la raison ? Une trentaine d’hyper-inconditionnels de la marque américaine Apple, ont en effet campé pas moins de trois nuits et deux jours devant un magasin de l’opérateur Softbank au coeur de Tokyo, lieu où le téléphone multimédia iPhone 3G a été lancé vendredi en avant-première matinale à 7 heures. Ils ont beau se proclamer « immenses fans d’Apple », leur excitation à l’idée de se payer un iPhone laisse pantois.
Trois nuits à la belle étoile sur le trottoir du quartier central huppé d’Omotesando à Tokyo, juste pour être parmi les premiers à poser leurs doigts sur le large écran tactile du terminal vedette d’Apple ! Fétichisme quand tu les tiens. Rejoints par des centaines d’autres ensuite, ces hommes de 20 à 40 ans pour la plupart, mais aussi des jeunes minettes et même quelques femmes de plus de 50 ans ont ainsi fait la queue d’interminables heures durant, vendredi, devant les temples de l’électronique pour l’iPhone, comme des affamés attendant un bol de riz. Le lancement de ce produit phare est, il est vrai, un événement pour tous les aficionados nippons des créations du groupe de Steve Jobs. Pensez : ils ont été privés de la précédente version (2G), archi-populaire en Europe et aux Etats-Unis, mais incompatible avec les réseaux cellulaires de l’archipel qui sont soit 3G soit fondés sur des normes différentes, soit les deux à la fois.
Alors ce jour du 11 juillet 2008, ils l’attendaient, marqué d’une pomme blanche dans leur calendrier. Et leur messie, celui par qui l’objet sacré est arrivé, s’appelle Masayoshi Son, PDG du troisième opérateur japonais, Softbank. Contre toute attente, c’est en effet lui, avec ses 19 millions d’abonnés, qui a obtenu la primeur de cette commercialisation au pays de la high-tech, faisant la nique au numéro un et pionnier mondial des télécommunications mobiles, NTT DoCoMo, pourtant auréolé de ses 53,6 millions de clients.
Même si Softbank ne bénéficie pas d’une exclusivité ad vitam aeternam sur l’iPhone et quitte à passer sous les fourches caudines de Steve Jobs, le richissime Son, a créé la surprise et réussi une fois de plus à faire des remous dans le secteur, doublés d’un tonitruant bruit médiatique. « Je suis vraiment heureux », lance-t-il tout sourire à 11 heures passées sur un podium devant la boutique Bic Camera, vêtu d’un T-Shirt noir « iPhone 3G Softbank », aux côtés d’une pimpante starlette japonaise éblouie par les fonctionnalités « hontoni sugoi » (« réellement géniales ») dudit iPhone 3G, dixit la demoiselle.
Une heure plus tard on verra Mister Son sur une autre estrade à Akihabara, devant le gigantesque Yosobashi Akiba, faire le décompte avant le coup d’envoi de la vente dans tout le Japon. Cinq heures plus tôt, il était à Omotesando, quartier où trônent Louis Vuitton et consorts, pour une mise en vente en avant-première dans une des boutiques les plus en vue de son empire. La presse avait reçu deux jours auparavant le planning détaillé des tribulations du magnat et des événements organisés ici et là, histoire de n’en pas rater un plan. Du beau travail de champions du marketing. La preuve, toutes les radio et télévisions en ont fait des tartines et les éditions d’après-midi des grands journaux leurs unes.
Pendant ce temps, et plusieurs heures après le lancement officiel, des centaines d’acheteurs potentiels continuaient de prendre leur mal en patience, assis sur le trottoir en attendant de rejoindre un comptoir d’abonnement. Bouteille de thé vert et « nigiri » (boules de riz fourrée) à midi et la même chose pour le goûter, ils s’éventaient tant bien que mal sous un soleil de plomb, devant aussi supporter les hurlements incessants des vendeurs qui canalisaient les badauds, les voitures et les hordes de journalistes. Nul, hormis l’opérateur et Apple, ne sachant combien de terminaux sont disponibles, les plus fanatiques, affolés par la hantise de repartir les poches vides, ont sacrifié leur sommeil et même pris des jours de congé pour faire le guet. Si un tel phénomène s’observe fréquemment au Japon lors de la sortie de produits électroniques attendus —à commencer par les nouvelles consoles de jeux vidéo des nippons Nintendo et Sony— c’est de mémoire la première fois qu’un téléphone étranger s’octroie ce privilège. Le marché japonais des mobiles, qui se chiffre à environ 50 millions d’exemplaires par an, est en effet tenu depuis l’origine par une dizaine d’acteurs locaux (Sharp, Panasonic, NEC, Fujitsu, etc), lesquels ne déméritent d’ailleurs pas sur le plan de l’innovation, fût-ce en se pliant aux desiderata des tout puissants opérateurs. Mais Apple jouit au Japon comme ailleurs d’un prestige (dû à la renommée et à l’originalité de ses créations) qui le place en dangereux rival des marques du cru. Tel n’est pas le cas de Nokia, Samsung, LG ou Motorola, gros fabricants de mobiles à l’échelle mondiale mais nains au Japon où ils ne causent guère de tracas à Sharp ou NEC, leurs terminaux étant dédaignés par le grand public nippon.
« Plus qu’un téléphone, c’est une +machine internet+, un baladeur, une console, cet iPhone 3G », répète à l’envi Masayoshi Son. L’homme d’affaires espère surtout que l’objet sera une pompe à cash et un aspirateur de nouveaux clients. « Nous espérons que l’iPhone nous permettra d’attirer des clients des autres opérateurs », dit plus sincèrement une porte-parole. Softbank propose les deux modèles d’iPhone 3G (de 8 ou 16 mégaoctets de mémoire). Le prix du terminal se situe dans une fourchette allant d’environ 23.000 yens (137 euros) à 42.000 yens (250 euros), en fonction du modèle, du statut du client (nouvel abonné ou souscripteur renouvelant un contrat) et de la formule tarifaire des services.
Pas cher ? Si l’acquisition du terminal n’est pas jugée douloureuse pour le porte-monnaie (encore que cela dépende des revenus de chacun), l’addition finale peut faire mal. Ni M. Son, ni son alter-ego d’Apple ne sont en effet des cancres en calculs prêts à vendre à perte. Du coup, certains, pressés, pourraient bien avoir de vilaines surprises lors de la réception de leur facture mensuelle. En admettant qu’ils aient pris la formule la plus avantageuse proposée par Softbank, il leur en coûtera déjà environ 6.500 yens par mois (40 euros au cours actuel très bas du yen), hors toute communication vocale, lesquelles font l’objet de forfaits en sus ou d’une facturation au temps réellement passé à discuter.
Jusqu’à présent, Softbank a souvent joué sur l’argument du prix pour faire du chiffre et cela lui a plutôt réussi puisque le groupe est depuis 14 mois celui qui recrute le plus de nouveaux clients, tout en restant loin derrière NTT DoCoMo et KDDI en parts de marché. Il ne détient en effet que 17,5% de ce dernier, contre 49,6% pour NTT DoCoMo et 28% pour KDDI. Avec l’iPhone, Softbank joue sur les mêmes arguments que ces rivaux (terminal, services associés) et s’appuie sur la réputation d’Apple pour enjoliver sa propre image de marque.
Des enquêtes conduites auprès des consommateurs indiquent cependant, qu’au-delà de l’engouement des fanatiques d’Apple et du battage médiatique orchestré par Softbank, les Japonais restent en majorité perplexes.
Un mois avant la date de lancement, 91% des quelque 500 Nippons de 20 à 49 ans interrogés par la société d’études marketing Ishare indiquaient ne pas avoir l’intention de s’offrir l’iPhone 3G (87,9% chez les hommes, 95,3% chez les filles). Réactions enthousiastes de personnalités influentes aidant, à la veille de la mise en vente, ils étaient moins indifférents, mais toujours 85,5% à ne guère s’intéresser à l’objet, selon la deuxième édition de la même enquête. Pourquoi ces réticences encore fortes ? Pour diverses raisons qui contredisent le discours bien répandu : « parce que le mobile que j’utilise actuellement est mieux » ont par exemple répondu 30% des personnes, « parce que l’iPhone est cher », condidèrent 19%, « parce qu’il est trop plein de fonctions » (16,7%), « parce qu’il a l’air peu commode » (14%), « parce que c’est un écran tactile »(11%). Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, parmi les clients de NTT DoCoMo et de KDDI qui ne prévoient pas d’acheter un iPhone, 30% justifient cette décision par des « craintes vis-à-vis de Softbank ».
Bien que ce dernier ait réussi à se débarrasser de l’exécrable image laissée par Vodafone dont il a racheté en 2006 les activités mobiles au Japon, il suscite encore une certaine méfiance. Les clients japonais quittent un fournisseur quanD ils sont très mécontents, mais lorsqu’ils n’ont guère de reproches à lui faire, ils restent fidèles, de peur de tomber sur moins bien encore.
De fait, parmi ceux qui pensent acheter un iPhone ou y réfléchissent, la moitié sont déjà clients de Softbank Mobile. Les Japonais sont aussi chagrinés par le fait que l’iPhone soit dépourvu de fonctions dont disposent une proportion importante de terminaux japonais. Sont par exemple mentionnées en premier lieu la réception des chaînes de télévision numérique terrestre mobile (12,6%), l’intégration d’une puce sans contact qui transforme le téléphone en porte-monnaie ou ticket de métro (11,2%), ou encore la possibilité de lire des codes à barres en deux dimensions apposés sur les affiches et dans les magazines pour accéder rapidement à des sites de commerce. Par ailleurs, des Japonais s’inquiètent aussi que l’iPhone ne soit pas doté d’une batterie interchangeable par soi-même, une facilité qui permet de prolonger le temps d’usage et la durée de vie d’un terminal.
« Dans le cas d’un contrat de deux ans imposant de conserver le même téléphone, cette lacune peut constituer un problème », commente la société qui a effectué l’enquête. Tant que le mobile d’Apple ne surpasse pas leur actuel appareil adoré en termes de fonctions ou de service, les neuf Japonais sur dix qui ne s’imaginent pas avec un iPhone seront bien difficiles à convaincre, conclut la société d’étude iShare. On fera le point dans quelques mois. Si l’on ne peut que constater une frénésie inhabituelle pour un téléphone, gardons-nous d’un jugement hâtif basé sur cette fièvre, bien réelle mais peut-être furtive, du premier jour.
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