Dans le contexte de la crise nucléaire nord-coréenne et de la guerre en Irak, on entend souvent parler de l’amour du pays. Depuis un an, certaines écoles primaires ont commencé à évaluer le sentiment patriotique des élèves.
A la fin du mois de juillet 2002, en parcourant le livret scolaire de son neveu, alors en sixième année de primaire, un avocat d’origine coréenne résidant à Fukuoka [dans le sud de l’archipel] fut frappé par les termes utilisés pour définir les critères d’appréciation d’une matière. En effet, en histoire et géographie, à côté des critères « Intérêt », « Application » et « Comportement », on pouvait lire la mention suivante : « L’élève doit attacher une grande valeur à l’histoire et aux traditions nationales, aimer son pays et être conscient de son appartenance à un peuple du monde épris de paix. »
Le système de notation comportait trois niveaux (A, B et C) et, pour ces critères-là, le neveu de l’avocat avait obtenu un B. Pour les autres, en particulier ceux de « Connaissances » et « Compréhension », il avait eu deux A. C’était la première fois que l’avocat voyait, dans un livret scolaire, des formules comme « aimer son pays » et « être conscient de son appartenance au peuple japonais » associées à celles d' »histoire », de « traditions » et de « paix ».
Comment évalue-t-on l’amour qu’un élève porte à son pays ? Est-il même possible de le faire ? Le directeur de l’école, à qui l’avocat demanda de supprimer ces mentions, répondit que ces dernières « ne posaient aucun problème puisqu’elles étaient issues des directives ministérielles » et que le B obtenu par l’élève était le résultat d' »une appréciation globale de son intérêt et de son application ».
Sur l’ensemble des écoles primaires de la ville de Fukuoka, 63 établissements, soit près de la moitié, ont inscrit la formule « aimer son pays » dans le livret scolaire. Un instituteur principal* de la sixième année de primaire se souvient que, lors de la réunion organisée au début du premier trimestre pour présenter le texte du livret scolaire, il n’avait pas prêté attention à l’emploi de ces formules. A l’époque, on s’intéressait davantage à d’autres nouveautés mises en place en avril 2001** : le nouveau programme d’enseignement élargi [à des domaines tels que l’environnement ou la protection sociale] et l’allégement d’un tiers du contenu du programme classique. Par la suite, l’enseignant avait discuté du mode de notation avec ses collègues, et ils en étaient arrivés à la conclusion qu’il était impossible d’évaluer le patriotisme des enfants. A partir du deuxième trimestre, ils avaient attribué un B à l’ensemble des élèves.
Ici et là, on relève aussi des tentatives pour mettre en place une méthode d’évaluation. En juin 2002, la commission de l’éducation de la municipalité de Fukuoka a expérimenté les « futurs modèles » d’enseignement de l’histoire et de la géographie dans une école primaire du centre-ville. Les discussions ont eu lieu entre les élèves de sixième année, en présence non seulement d’instituteurs et de responsables de l’établissement, mais aussi avec un grand nombre de directeurs et d’enseignants venus d’autres écoles.
Au cours de la discussion, qui portait sur les tentatives d’invasion du Japon par les Mongols au XIIIe siècle [1274-1281], un élève a pris la parole : « Il fallait combattre pour ne pas être annexés comme le Koryo [un ancien royaume coréen]. On devait risquer sa vie pour défendre ce à quoi on tenait. » Un autre a aussitôt lancé : « Ils auraient pu résoudre le problème par le dialogue. » Après avoir entendu ces deux avis, l’instituteur principal, âgé de 37 ans, qui animait le débat a abordé la question centrale : « Que l’on soit pour ou contre la guerre, nous éprouvons tous l’envie de défendre le Japon contre une invasion étrangère, n’est-ce pas ? » Puis il a défini l' »amour du pays » comme le « sentiment d’aimer le lieu, la région et le pays où l’on est né, sentiment qui grandit à travers l’étude de l’histoire et des traditions ». « Il est possible », affirme aujourd’hui cet instituteur, d' »évaluer ce sentiment en prenant en considération l’attitude de l’élève en classe, la manière dont il intervient oralement et les notes qu’il prend. Tous ceux qui ont suivi le cours sur les tentatives d’invasion mongoles sont patriotes. »
Au printemps 2002, à Gyoda, dans la préfecture de Saitama [au nord de Tokyo], la commission de l’éducation a mis à l’étude les modifications à apporter au livret scolaire. A l’issue du débat, les quinze écoles primaires de la municipalité ont décidé d’introduire l’expression « amour du pays » dans leur livret. Absorbé à l’époque par la mise en place de la semaine des cinq jours, un enseignant principal d’une classe de 6e année avoue ne pas avoir prêté attention à l’emploi de cette expression. « Je pense qu’il faudrait la retirer du livret, mais la demande est d’autant plus difficile à effectuer qu’une année s’est déjà écoulée depuis son introduction. »
Toujours au printemps 2002, les professeurs principaux des trois écoles primaires de la commune d’Ujitawara [à 30 km au sud-est de Kyoto], ont discuté de l’adoption du nouveau modèle de livret. Mais, comme l’indique l’un des directeurs d’établissement présents, « il a été finalement décidé de ne rien toucher au texte des directives gouvernementales, car le moindre changement aurait nécessité une justification ».
« Pour quelle raison faudrait-il désormais utiliser l’expression ‘amour du pays’ ? » s’indigne pourtant une mère d’élève de la préfecture de Fukui. « Evaluer les sentiments des élèves à l’insu des parents rappelle étrangement la politique de l’Etat d’avant la Seconde Guerre mondiale. Si les élèves commencent à craindre d’être mal notés en critiquant le pays ou les autorités, ils ne vont plus oser s’exprimer. » En ces temps de tensions internationales, alors que la guerre en Irak et le problème de la Corée du Nord sont dans tous les esprits, ces références incessantes à la patrie font planer un climat d’ostracisme au Japon.
Asahi Shimbun Source : courrierinternational.com