« Quand vous commencez quelque chose, ne lâchez rien. Même si on vous tue, n’abandonnez pas jusqu’à la fin de la mission. » L’un des dix principes de l’entreprise Dentsu, figurant toujours dans le carnet des employés, fait froid dans le dos. Bien plus que sa « traduction » anglaise, édulcorée. « Once you begin a task, complete it. Never give up. » C’est au sein de ce géant de la publicité qu’exerçait Matsuri Takahashi, 24 ans, jusqu’à son suicide le jour de Noël 2015, reconnu depuis comme mort par excès de travail (karôshi). La jeune femme aurait fait 105 heures supplémentaires du 10 octobre au 11 novembre, puis plus de 90 heures jusqu’au 18 décembre, développant entre-temps une dépression. Ce surmenage, mêlé au harcèlement par son autorité, a finalement eu raison de sa vie. Que prévoit la législation japonaise en matière d’heures supplémentaires ? Pourquoi certains employés peuvent aller jusqu’à mourir sous le collier ? Quel est l’avenir des conditions de travail dans l’Archipel ? Analyse.
Dans son numéro du 21 novembre 2016, le magazine AERA a publié les résultats de son enquête, par laquelle il entendait connaître l’opinion des employés suite au suicide de Matsuri Takahashi. Plus de 30 % des personnes ayant répondu valablement ont déclaré avoir été ou être dans une situation similaire, ayant pensé ou pensant à mourir. Seuls 17,8 % ont indiqué ne pas être concernés, directement ou indirectement. En 2015, 96 affections cardiaques ou cérébrales et 93 suicides ou tentatives de suicides ont été officiellement reconnus comme accidents du travail par le ministère de la santé, du travail et des affaires sociales. Un chiffre qui ne représente que le sommet de l’iceberg, puisque selon un rapport gouvernemental publié en octobre dernier, 2 159 suicides commis cette même année ont été motivés par le travail, entre autres raisons.
D’après ce rapport, 23 % des entreprises ont indiqué que certains de leurs travailleurs permanents ont additionné plus de 80 heures supplémentaires par mois. Qu’indique la législation nippone en la matière ? « La limite supérieure de la durée des heures de travail au Japon est de 40 heures par semaine et de 8 heures par jour, et des sanctions pénales sont prévues en cas de transgression », indique à Japon Infos Shinya Ôuchi, professeur à l’université de Kôbe et spécialiste du droit du travail. Une durée qui peut aller jusqu’à 44 heures par semaine pour certains emplois, dans les établissements de santé par exemple.
« Il existe toutefois des exceptions : dans des cas urgents et dans les lieux de travail où un accord a été conclu entre les représentants de la majorité des travailleurs (les syndicats, s’il en existe) et les employeurs, si cela a été déclaré à l’administration, les heures supplémentaires qui dépassent le cadre légal sont autorisées », ajoute-t-il. Cet « accord 36 », adopté dans 90 % des grandes entreprises, fixe des limites à ne pas dépasser : 15 heures supplémentaires par semaine, 45 heures par mois, ou encore 360 heures par an. « L’efficacité légale de ces limites de temps est faible car les sanctions juridiques sont uniquement des directives administratives, ce qui ne signifie pas que les dépassements ne sont pas illégaux », commente Shinya Ôuchi. « Comme dans la directive de l’Union européenne, les arguments sur la nécessité d’avoir une réglementation légale fixant une limite absolue de 48 heures de travail par semaine sont fortement avancés au Japon, y compris par moi », confie le professeur.
Mais que font les syndicats ?
Au Japon, les intérêts professionnels de certains travailleurs sont défendus par des organisations syndicales. « Mais le taux de syndicalisation est d’environ 17 % et les syndicats, mal répartis dans les grandes entreprises, sont par ailleurs rarement établis dans les PME », indique Shinya Ôuchi.
Les syndicats japonais semblent par ailleurs conciliants. « Les syndicats approuvent les heures supplémentaires, car même si l’employé travaille un peu plus de 40 heures par semaine, il n’aura pas de problèmes de santé, et il aura un supplément de salaire de plus de 25 % pour ses heures supplémentaires, ce qui ne l’incite pas à se plaindre », explique le professeur Ôuchi. Mais ils ne sont pas à l’abri de reproches, comme le montre l’affaire d’une famille d’une personne décédée par excès de travail qui a demandé devant la justice des dommages et intérêts au syndicat ayant signé l’« accord 36 ».
Cependant, si les organisations syndicales sont prêtes à faire des concessions en matière de durée du travail, c’est moins le cas pour d’autres sujets. « S’agissant des questions de licenciements par exemple, ils négocient fortement avec les employeurs », précise Shinya Ôuchi.
Des avantages à s’attarder sur son lieu de travail
Le système de rémunération au Japon est particulier, s’appuyant sur une échelle des salaires évoluant en fonction de la capacité potentielle à exercer. Outre l’ancienneté, l’évaluation des supérieurs joue un rôle important dans la promotion et le montant des deux primes annuelles. « Puisque la rémunération ne tient pas compte des fonctions réelles, il n’y a pas de critères objectifs dans l’évaluation du patron, car elle est évaluée en fonction d’éléments vagues tels que le degré de contribution à l’entreprise, de sorte que les travailleurs qui sont longuement présents sur le lieu de travail ont tendance à être très bien évalués », explique Shinya Ôuchi. Et d’ajouter : « En effet, la sympathie du patron augmente pour les employés qui restent avec lui au travail, pendant de longues heures. En résumé, au Japon, les travailleurs ne souhaitent pas forcément rester sur leur lieu de travail, mais c’est avantageux pour eux. »
Une autre raison expliquant la tendance des Japonais à passer beaucoup de temps au travail se trouve dans leur esprit de travail en équipe. « De cette manière, la façon de travailler dans toute l’entreprise aura une incidence sur les heures de travail individuel », indique le professeur Ôuchi. « Par conséquent, y compris dans les départements où il y a beaucoup de travail, et même si chaque personne travaille efficacement, tout le monde est entraîné par l’ensemble et les heures de travail sont nécessairement longues », complète-t-il.
L’élément culturel contribue aussi à la compréhension du phénomène. « Au Japon, on pense qu’on devient une bonne personne, socialement, en travaillant à fond : l’assiduité y est une vertu », explique Shinya Ôuchi. « La différence entre les travailleurs et les directeurs, en termes de classe sociale ou de salaire, n’est pas significative ; en ce sens, je pense que les travailleurs japonais permanents sont plus heureux que les travailleurs occidentaux », ajoute-t-il.
Dans l’Archipel, la vie se confond souvent avec le travail. « Pour les travailleurs japonais, l’entreprise est leur principal lieu de vie : le degré de priorité est plus élevé par rapport aux membres de leur famille et à leurs amis », confie le professeur Ôuchi. « Cependant, il est également vrai que de telles situations impliquent un travail sur de longues heures et présentent des risques pour la santé des employés », nuance-t-il.
Les travailleurs précaires : une autre histoire ?
En 2015, les travailleurs non permanents représentaient 37,5 % des employés. Si cette catégorie semble nécessaire dans la situation économique actuelle du Japon, le débat est ouvert : souhaitent-ils ou non exercer un emploi stable ? « Les employés permanents au Japon ont un degré élevé de contrainte au travail, ils sont mutés et ont des difficultés à trouver un équilibre entre travail et vie personnelle, donc certaines personnes ne veulent pas de cela », explique Shinya Ôuchi. « Puisque les travailleurs temporaires sont des employés à court terme, ils ne se soucient guère de l’évaluation de leur patron et ne passent donc pas d’aussi longues heures sur le lieu de travail », poursuit-il.
Mais pour le même travail effectué, la différence de salaire varie du simple au double, voire au triple, entre un permanent et un non permanent. Résultat ? Ce dernier est parfois obligé de travailler beaucoup pour s’en sortir. « Pour les mères célibataires en emploi précaire par exemple, qui perçoivent un salaire peu élevé, les heures de travail peuvent être longues, sans pour autant atteindre le volume d’heures supplémentaires des travailleurs permanents », explique le professeur Ôuchi.
Les femmes sont d’ailleurs les plus concernées par les emplois précaires : 56,3 % des employées féminines exercent un travail non permanent, quand seuls 21,9 % des hommes sont dans ce cas. Une situation qui peut s’expliquer par les fortes heures supplémentaires imposées dans les emplois permanents, mais aussi par le système de réduction de l’impôt sur le revenu des ménages qui fixe une limite de salaire aux épouses.
Vers une grande réforme des conditions de travail ?
L’embauche au Japon va probablement changer, de façon radicale. « Si les entreprises avaient besoin d’employés permanents de longue durée, c’est parce qu’elles pensaient faire évoluer les employés talentueux en leur sein en engageant de nombreuses personnes à fort potentiel », indique Shinya Ôuchi. Et d’ajouter : « Mais désormais, le développement technologique est rapide. Par conséquent, il sera plus efficace de fournir une capacité de travail plus spécialisée à partir du marché du travail à l’extérieur, plutôt que de former du personnel à l’intérieur des entreprises. »
Le premier ministre Shinzô Abe avait indiqué que son gouvernement s’attacherait à réformer les conditions de travail, notamment en résolvant ces questions d’heures supplémentaires excessives et d’inégalité de salaires. Or selon des sources citées le 14 janvier dernier par l’agence Kyodo, l’examen du projet de loi, prévu lors de la session parlementaire extraordinaire du premier semestre, pourrait bien être reporté à l’automne 2017.
« Le gouvernement actuel se préoccupe aussi du déclin de la population, de la progression de la mondialisation ou encore du développement des nouvelles technologies – en particulier l’impact de la quatrième révolution industrielle », indique le professeur Ôuchi. « Cependant, les projets proposés par le gouvernement ne sont pas à long terme : il s’agit par exemple de l’augmentation des salaires, qui est toujours appréciée par la population, ou de mesures pour les salariés temporaires », précise-t-il.
Qu’en est-il de la révision de la régulation des licenciements et du contrôle des heures de travail ? « Bien que ce projet soit nécessaire pour l’avenir du Japon, il sera difficile de progresser car la population ne sera pas d’accord du tout », répond Shinya Ôuchi. « Pour l’instant, le grand objectif du gouvernement est la modification de la Constitution ; or pour réaliser cela, dans ses projets relatifs à l’embauche et au travail, il ne prend que des décisions appréciées par la population », analyse-t-il. Le changement n’est pas pour demain.