En 1958, avant le tournage au Japon de l’adaptation du roman de Marguerite Duras, l’actrice Emmanuelle Riva a photographié la ville et la vie. Ses clichés sont exposés à Tokyo.
D’Emmanuelle Riva, l’actrice qui illumine le film culte d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour (1959), chacun connaissait la grâce, la beauté, la voix. Or, voici qu’une exposition itinérante au Japon, attendue en France mi-avril (1), éclaire, cinquante ans après la sortie du film, un talent caché de l’actrice française : la photographie. Emmanuelle Riva, 82 ans, est revenue en décembre à Hiroshima, en compagnie de Sylvette Baudrot, qui fut la scripte du long métrage. Elle y a présenté des dizaines de photos qu’elle avait prises avant le début du tournage, durant l’été 1958. Des centaines de photos qui rejaillissent somptueuses, saisissantes. Tombées du ciel.
Le 28 juillet 1958, Alain Resnais, 36 ans, s’envole pour Tokyo avec son matériel et le scénario de Marguerite Duras, merveille de sensibilité, de subtilité, ode à la passion amoureuse, au dialogue possible entre deux corps étrangers, qui se désirent et s’étreignent sensuellement sur fond de trauma nucléaire et de réflexion sur la guerre, la mémoire et l’oubli. Hiroshima mon amour est d’abord l’histoire d’une comédienne française revendiquant sa «moralité douteuse» venue tourner un film à Hiroshima, et tombant éperdument amoureuse d’un architecte japonais.
Fil d’Ariane
Le réalisateur de Nuit et brouillard (1955), dont c’est le premier voyage en Asie, ignore qu’il vient réaliser l’un des chefs-d’œuvre du cinéma mondial. A l’origine, le projet portait sur un film documentaire au titre évocateur, Picadon («l’éclair»). Mais Alain Resnais, qui a parlé du projet à Chris Marker, connaisseur du Japon, a proposé une fiction aux producteurs. Le budget est serré, mais le cinéaste a un texte fort, une actrice et un acteur de rêve, de bons techniciens comme l’efficace Takeshi Michio.
Le 14 août, Emmanuelle Riva et Sylvette Baudrot ont embarqué à bord du Super Constellation d’Air France reliant Tokyo via Anchorage. Dès leur arrivée, le 16, Sylvette Baudrot inaugure un journal. La petite équipe déambule dans Tokyo, dîne à Asakusa, se régale, fait les cafés, des achats. Dès lors, hasard ou non, la photographie devient un fil d’Ariane du périple. Avant de s’envoler pour Tokyo, Alain Resnais s’est fait prêter un Leica par Agnès Varda. Sylvette Braudot ne se déplace pas sans son reflex Mamiya. Quant à Emmanuelle Riva, elle a dégoté dans un bazar électronique un excellent Ricohflex.
L’équipe arrive à Hiroshima début septembre.Alain Resnais, Sylvette Baudrot et Emmanuelle Riva arpentent la ville. Un soir, ils vont au cinéma, voir Bonjour tristesse d’Otto Preminger.Son Ricohflex au cou, Emmanuelle Riva s’imprègne d’Hiroshima. Seule, elle marche des kilomètres, le long du fleuve et des canaux, s’aventure dans des rues animées, au milieu des baraques le long des quais, emprunte des chemins, des ruelles, explore toutes les directions. Elle prend en photo les enfants qui s’attroupent devant son objectif. Ils rient, sourient à cette Occidentale – peut-être la première qu’ils voient – maniant son drôle d’appareil. L’actrice cadre ses sujets, tête baissée sur le viseur du 6 x 6 qui repose sur son ventre. Clic-clac sur la chèvre d’un habitant, des troupes d’écoliers, des frères et sœurs, des enfants en tongs qui jouent, pêchent, courent au bord du fleuve ; une mamie rieuse (une survivante ?) sautillant sur ses socques. Emmanuelle Riva communique avec les regards. Les gens, se souvient-elle, lui demandaient si elle était «american ?»«Furansu !» répondait-elle…
La Française a l’œil. Elle photographie la vie quotidienne, la pauvreté, le stade de base-ball en construction, des hommes suant à faire du ciment ; une fillette qui pompe l’eau dans un cageot en bois, les pêcheurs, la vie autour du port, un groupe de femmes taillant les mauvaises herbes du parc de la Paix. S’en rend-elle compte ? L’actrice saisit la résurrection. Le 9 août, en pleine nuit, un tremblement de terre a réveillé l’équipe, note Sylvette Baudrot dans son journal. Or, plus que la Terre peut-être, c’est le cœur d’Emmanuelle Riva qui va trembler. Car au fil du tournage, elle va tomber sous le charme de son partenaire japonais Eiji Okada, un homme cultivé, engagé à gauche, qui a appris phonétiquement toutes ses répliques en français. Dans le Mamiya de Sylvette Baudrot, l’actrice rayonne, en yukata (kimono d’été), sur le toit du New Hiroshima Hotel. Dès qu’Emmanuelle Riva a un moment libre, elle prend des photos. Un origami, un cygne en papier, symbole de paix, posé sur des nénuphars, avec, rejeté en arrière-plan, le dôme d’Hiroshima, symbole de l’apocalypse atomique. Au musée de la Paix, l’actrice ne photographie pas l’horreur, mais les enfants, encore eux, fixant la maquette reconstituée de la ville pulvérisée.
«Ces photos ont ressurgi de façon inattendue, miraculeuse, explique Emmanuelle Riva, de passage à Tokyo pour les présenter. Elles auraient pu rester au fond d’une malle, chez moi. Lors d’un dîner à Madrid, à l’occasion d’un hommage à Marguerite Duras, j’ai dit soudain que j’avais chez moi des tas de photos prises pendant le tournage. [L’écrivain, ndlr] Dominique Noguez a voulu les voir. Tout a commencé comme cela.» L’actrice n’était jamais retournée à Hiroshima depuis. «Cinquante ans après, le moment est le bon pour revenir», se réjouit-elle. Tout en minimisant ses talents : «Je ne suis pas photographe. Toutes ces photos, c’était juste de la curiosité. Bien sûr que je n’avais pas oublié la tragédie, la ville entière meurtrie, les habitants carbonisés. Mais je voulais simplementsortir et prendre en photo la vie quotidienne. Une émotion m’a portée tout du long. J’ai marché dans toute la ville, j’étais passionnée, j’ai fait des dizaines de photos, plus de deux cents. Je pouvais prendre des photos à chacun de mes pas. J’étais portée par l’émotion.»
Travail d’identification
Quand Dominique Noguez et Marie-Christine de Navacelle, conservateur et ex-directrice de l’Institut franco-japonais de Tokyo (2), découvrent les liasses de tirages et de négatifs oubliés dans cette malle, c’est le choc. «Avec Emmanuelle Riva et ses photos, belles et émouvantes, l’idée était simple : retourner à Hiroshima», raconte Marie-Christine de Navacelle. Elle et le photographe Chihiro Minato se sont mis au travail, rassemblant aussi des photos prises par Alain Resnais et sa scripte. «La presse japonaise et le journal [régional] Chugoku Shimbun nous ont beaucoup aidés à identifier les prises de vue. Grâce à leurs articles, des gens d’Hiroshima se sont reconnus sur des clichés.» Mitsuhiro Masui, devenu maître de judo, s’est ainsi reconnu, enfant, torse nu, sur la droite d’une image prise au port, où le visage d’un enfant au regard grave apparaît entre les jambes d’un de ses copains en équilibre sur des bornes en pierre.
Cinquante ans après le tournage du film, Emmanuelle Riva a revu Hiroshima cet hiver. Tout vu ? «Je n’ai pas tout vu. On ne peut tout voir à Hiroshima. Mais souvenez-vous du dialogue [du film]. Il lui dit : « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. » Elle lui répond : « J’ai tout vu. Tout… J’en suis sûre… Je n’ai rien inventé. » Il lui dit : « Tu as tout inventé. » Il dit qu’elle n’a rien vu à Hiroshima parce qu’elle n’était pas là, au moment de l’explosion… Alors que si, j’ai tout vu, car j’ai tout ressenti. Au-delà des mots, Hiroshima est la mort, par la volonté des hommes. Et ces photos, peut-être une lueur.» A Hiroshima, aux gens venus à sa rencontre, Emmanuelle Riva a dit : «Personne n’a oublié le passé.»
(1) A la galerie Ginza-Nikon de Tokyo jusqu’au 29 janvier, puis en février à la galerie Nikon d’Osaka, l’exposition «Hiroshima 1958» sera présentée à Paris, à la Maison du Japon (rens. : www.mcjp.asso.fr), à partir d’avril. Une projection du film Hiroshima mon amour aura lieu ce jour-là en présence d’Emmanuelle Riva. A partir d’avril, sera lancé un cycle de films japonais des années 1950 sur Hiroshima. (2) Le livre de photographies Tu n’as rien vu à Hiroshima, sous la direction de Marie-Christine de Navacelle, paraîtra en mars aux éditions Gallimard.
MICHEL TEMMAN
[Liberation.fr->http://www.liberation.fr/culture/0101313601-hiroshima-l-il-de-riva]