L’industrie automobile représente plus de 3% du PIB japonais.
De notre correspondant à Tokyo
Toyota a toujours été une usine à bonnes nouvelles pour le Japon. Hier soir, les images choisies par la chaîne publique NHK pour illustrer ses déboires donnaient dans le pathétique. On y voyait un ancien ouvrier de l’automobile, travailleur temporaire, se nourrir d’un bol de riz agrémenté d’un jaune d’œuf. «Je veux juste un travail», murmurait-il, craignant de devenir sans-abri.
C’est une idole qui est tombée hier après l’annonce par Katsuaki Watanabe, le directeur général de Toyota, de la première perte de son histoire. Le mois dernier, le géant de Nagoya avait annoncé le renvoi de 3 000 intérimaires. Toyota paraissait jusqu’alors indestructible. Il était sorti de la dernière crise du Japon, celle des années 1990, qui ont décimé l’économie japonaise, sans une éraflure. Mieux : il en était sorti renforcé. Depuis 24 heures, Toyota n’est plus une entreprise immortelle.
La mauvaise nouvelle ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise. Les commandes d’automobiles du monde entier irriguent un réseau de centaines de fournisseurs qui n’emploient parfois qu’une dizaine d’ouvriers dédiés à la fabrication d’une pièce particulière. Ce sont ces derniers et, parmi eux, les travailleurs temporaires et les étrangers, qui sont déjà sacrifiés. Sans compter les victimes collatérales de cette brutale baisse de régime : les petits commerces qui vivaient des commandes de ces employés, les agents immobiliers qui leur louaient des appartements… L’industrie automobile représente 3,2 % du PIB japonais, contre 0,8 % aux États-Unis.
Toyota occupe une place capitale partout où elle a placé ses unités de production, arrosant de recettes fiscales les municipalités qui les hébergent. Ces dernières gèlent petit à petit leurs budgets 2009 en prévision des ennuis du constructeur. Toyota city, ville de la banlieue de Nagoya au bord des usines éponymes, table déjà sur une baisse de 20 % de ses recettes l’an prochain.
Le mythe de l’égalitarisme social écorné
Nagoya, quartier général du groupe, est la capitale du Chubu, une région au PIB équivalent à celui du Canada, dont Toyota faisait jusqu’ici la fortune, comme l’illustre son immense siège flambant neuf planté au-dessus de la gare centrale. Mais depuis quelques mois, les signes se multiplient. Dans le paysage bien ordonné de la ville sont apparues les masses de travailleurs déjà victimes des plans de «dégraissage » du constructeur. Ils errent dans Nagoya, à la recherche de la croissance perdue… La proportion des travailleurs précaires s’est envolée ces dernières années au Japon, écornant le mythe de l’égalitarisme social de ce pays. Les réductions d’effectifs en cours chez Toyota soldent aussi ce rêve.
Pour l’opinion publique nippone, c’est un symbole qui tombe. Le leader mondial de l’automobile incarne pour elle le meilleur de ses valeurs. Celles du travail manuel, que l’on retrouve dans l’excellence des industries à forte main-d’œuvre au Japon. Celle où la passion des artisans nippons pour l’objet, le «monozukuri », a pu se réincarner à l’échelle industrielle. Celle d’une certaine austérité, qui se méfie du marketing et des annonces, qui se paie certes par des voitures au design sage voire terne mais qui ne tombent jamais en panne. Pas de fantaisie chez Toyota. «Les gens achètent des Jaguar pour l’imaginaire que véhicule une Jaguar ; mais ils achètent une Toyota parce que c’est une bonne voiture », résume Armel Cahierre, un entrepreneur français installé au Japon.
Cette absence de sophistication se retrouve dans le fonctionnement de cette entreprise-famille, égalitaire, où patron et ouvrier mangent à la même cantine et portent les mêmes habits de bure. Rencontrer dans une réception un membre de la famille Toyota est toujours une leçon d’humilité. En général il reste dans son coin, incapable de projeter son bras vers les petits fours, ébahi qu’un inconnu trouve de l’intérêt à sa petite personne, scrutant votre carte de visite.
«Un capitalisme de wagons»
Toyota, c’est, enfin, la locomotive de ce «capitalisme de wagons » dont parlent parfois les économistes à propos du Japon : un système solidaire où le fournisseur sera associé, plutôt que sacrifié, aux progrès du constructeur. Ainsi Toyota a-t-il choisi de renforcer ses liens avec ses fournisseurs, les aidant au besoin en cas de difficulté, plutôt que leur serrer la vis, comme Nissan sous la houlette de Carlos Ghosn. «On ne devient pas riche en travaillant pour Toyota, mais on ne ferme pas », résume un analyste. «Le directeur général de Toyota gagne 1 million de dollars par an, et Toyota a dégagé 5 milliards de bénéfices en 2007 ; celui de GM gagne 15,7 millions par an, et son entreprise en a perdu 15,9 milliards. Il faudrait peut-être faire quelque chose… », s’interrogeait récemment l’émission de télévision américaine «Face the Nation », dans un reportage consacré aux déboires des trois grands constructeurs de Detroit. Katsuaki Watanabe a décrété le gel de tous les bonus des dirigeants en 2009.
Régis Arnaud
[Le Figaro.fr->