Ces derniers temps, à Paris comme dans les autres villes de France et d’Europe, les restos japonais poussent comme des champignons. Une douce OPA sur nos habitudes, de la gastronomie aux vêtements en passant par les dessins animés, le cinéma, l’art et le design.
On l’a un peu oublié aujourd’hui, mais les années 80 ont été à leurs débuts celles du « Japan bashing », un mouvement déclenché aux Etats-Unis en réaction au succès économique du Japon et contre sa prétention (supposée) à vouloir imposer son « modèle » au monde entier. En 1988, « Le Nouvel Observateur » déclenchait les hostilités en titrant à la une : « Comment les Japonais veulent nous manger. » En janvier 1990, « Le Nouvel Economiste » affirmait sans rire que « les Japonais sont des tueurs », allusion, peut-être, à l’affaire d’un Japonais cannibale encore présente dans les esprits. Enfin, en 1991, « L’Express » décrivait « Comment le Japon nous envahit ».
Qu’il ait eu ou non l’intention de nous inféoder, la crise financière, qui a frappé l’archipel au milieu des années 90, a mis fin à ses prétendues ambitions hégémonistes. Même si nous nous laissons conquérir par leurs sushis, leurs crèmes Shiseido, Goldorak, les mangas, la mode et, plus récemment, par leur « zen attitude », les choses sont plus subtiles.
Contrairement aux Américains, les Japonais n’ont jamais essayé de nous imposer leur culture. Par modestie ? Surtout parce qu’ils nous pensent tout bonnement incapables de la comprendre et de l’apprécier. Le simple fait qu’un « gaijin » (étranger) puisse manger du poisson cru leur arrache des cris d’admiration, et s’il réussit à avaler sans frémir du « natto » (soja fermenté), là c’est carrément un surhomme !
Sans remonter à la première vague de « japonisme » qui, à la fin du XIXe siècle, s’empare comme une fièvre des artistes européens (au point que Van Gogh lui-même se met à recopier des estampes), on peut situer le premier vrai engouement pour la culture nipponne au début des années 70, lorsque Roland Barthes, après trois séjours au Japon, publie « L’empire des signes », un lumineux essai sur le modèle de ses « Mythologies ». En une vingtaine de courts chapitres, le sémiologue y présente un peuple d’extraterrestres (géniaux) pour qui l’écriture, l’architecture, la cuisine, la façon de concevoir les cadeaux ou la mort s’opposent radicalement à notre système occidental. Intrigués mais séduits, les rares lecteurs de cet ouvrage, devenu aujourd’hui un classique, constitueront une sorte de premier cercle d’intellectuels nippophiles qui feront la queue à la cinémathèque pour voir les films d’Ozu et de Mizoguchi, un recueil de haïkus dépassant ostensiblement de leur poche. Les plus fortunés – car la cuisine japonaise est encore très chère – finiront leurs soirées rue Sainte-Anne, plus connue, à l’époque, pour ses bars homosexuels que pour ses bars à sushis.
Cette fascination sera le socle sur lequel s’appuieront, dans la seconde moitié des années 70, de jeunes couturiers encore inconnus pour lancer en France le « look nippon » : kimonos-robes de Kenzo, tissus « plissés » d’Issey Miyake, lignes déstructurées de Yohji Yamamoto… On découvre alors que ces Japonais, qu’on prenait jusqu’ici pour des « marchands de transistors » (selon l’expression du général de Gaulle), tout juste capables de nous copier (en moins bien), sont largement aussi créatifs que nous et que, côté mode, graphisme et design, ils auraient tendance à nous enfoncer, nous et nos cousins italiens…
L’invention du Walkman par Sony, en 1979, et son succès mondial, achève de nous convaincre. C’est l’époque (1978) des premiers Goldorak et des premiers jeux vidéo « made in Japan», des séries nipponnes diffusées sur TF1 jusqu’à la nausée. On crie à la « colonisation des esprits » qui, ayant échoué à asservir les adultes, s’en prend à nos chères têtes blondes. Dans un livre publié en 1989, « Le ras-le-bol des bébés zappeurs », une certaine Ségolène Royal dénonce vigoureusement cette production qu’elle juge « nulle, médiocre, laide », et surtout « dangereuse ».
Et pourtant, ce ne sont pas les Japonais qui ont cherché à nous « fourguer » leur production de dessins animés et autres Candy et Albator, mais quelques producteurs français malins (AB Productions en particulier, heureux créateur des émissions de Dorothée) qui, sentant le filon, ont acheté, quasiment au poids, des centaines de films peu chers car déjà rentabilisés au niveau national. Les Japonais ont été les premiers surpris de voir leurs petites histoires de samourais de l’espace intéresser le pays de Diderot. Encore plus inattendu : l’incroyable succès des mangas, avec les mêmes accusations de violence et d’immoralité. Là encore, les éditeurs nippons n’imaginaient pas que le manga, dont les codes de narration sont plus proches du cinéma que de la bande dessinée, puisse accrocher le public français, et encore moins détrôner la toute-puissante BD franco-belge. Les chiffres parlent : la seule série « Dragon Ball Z » s’est vendue à 14 millions d’exemplaires ! Un triomphe pas programmé. Il semblerait que ce soit leur réticence même à exporter leur culture à l’étranger qui ait créé cette formidable demande à laquelle les Japonais ne savent pas trop comment faire face aujourd’hui. D’autant qu’un sondage, réalisé en 2006 auprès de 40 000 personnes dans trente-trois pays, classe le Japon en tête des pays « ayant une influence positive dans le monde ».
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