À l’occasion de l’exposition – conférence à la MCJP pour la sortie de son livre « Saru, Singes du Japon », notre journaliste Jean-François Heimburger a rencontré le photographe Alexandre Bonnefoy.
Jean-François Heimburger — Votre ouvrage présente vos nombreuses photographies de macaques du Japon, complétées par des explications claires et passionnantes de deux éthologues, Marie Pelé et Cédric Sueur. Vous emmenez le lecteur à la découverte de ces singes endémiques de l’Archipel dans sept endroits ; mais vivent-ils dans tout le Japon ou bien y a-t-il des zones de peuplement plus précis ?
Alexandre Bonnefoy — On ne trouve qu’une espèce au Japon, le macaque du Japon. Il est à l’état sauvage dans tout le Japon sauf sur Hokkaido et dans l’archipel d’Okinawa. Sur le reste du pays, il peuple de plus en plus de forêts et son territoire s’étend ; il n’a plus de prédateur à l’état sauvage, le loup a été exterminé depuis longtemps.
JFH — Vous évoquez votre première rencontre avec les singes de Yakushima en 2011. Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti à ce moment-là ? Qu’est-ce qui vous a attiré chez eux, au point de vouloir leur consacrer un ouvrage ?
AB — J’étais très content de pouvoir en observer en milieu sauvage. Surtout sur cette île où les forêts sont magnifiques. La rencontre avait été courte, mais je l’avais beaucoup appréciée.
En me renseignant un peu plus sur ces singes, j’ai découvert une grande richesse dans leurs comportements et une adaptabilité à des climats très rudes. Je me suis vite rendu compte que ce sujet, extrêmement bien étudié par les chercheurs, n’avait donné lieu à aucun livre grand public. Beaucoup de comportements décrits et étudiés étaient très intéressants : jeux avec des pierres, lavage de nourriture, rodéo sur les daims… Mais très souvent, peu ou pas de photos pour les accompagner.
Bref, l’histoire des singes du Japon était inconnue du grand public.
Ce projet est resté dans un coin de carnet, et à mon retour en France (j’ai vécu deux ans au Japon) j’ai rencontré Cédric et Marie, éthologues qui avaient étudié les macaques au Japon. J’ai demandé leur aide pour choisir les lieux et les comportements à mettre en avant dans le livre et pour l’écriture des textes.
JFH — Au fil des pages, on découvre les pratiques surprenantes des macaques du Japon. Quel est leur comportement qui vous a le plus surpris ou émerveillé ?
AB — Comme je le disais, beaucoup de comportements étaient répertoriés et étudiés depuis plus de cinquante ans par les chercheurs. Ce qui est très intéressant c’est que ces comportements ne se retrouvent pas chez tous les singes. Les singes de Yakushima ne vont pas faire les mêmes choses que les singes de Jigokudani, et les singes de Jigokudani ne vont pas avoir les mêmes comportements que ceux de Shodoshima.
Cette culture, cette transmission entre les individus est assez remarquable.
Je n’ai pas vraiment eu de surprise. Nous avions établi avant les sessions photo la liste de ces comportements à observer. Pour la manipulation des pierres, je ne l’avais jamais vue en vrai et j’ai dû attendre trois jours avant de voir les singes le faire. C’est très intrigant de les voir tout d’un coup choisir des pierres et jouer avec.
On peut le voir dans ce parc d’Iwatayama au-dessus de Kyoto. C’est d’ailleurs là que l’on a observé les singes le faire pour la première fois dans les années 1960. J’ai été surpris de ne voir aucun panneau évoquant ce comportement dans le parc. Les touristes passent devant sans y prêter attention, alors que ce comportement est interprété par certains chercheurs comme les prémisses de la musique.
JFH — Vous expliquez que les singes ne vous ont adressé que des coups d’œil furtifs. À travers quelques images rares, vous avez pourtant pu saisir l’instant décisif. Qu’avez-vous alors ressenti derrière votre objectif ?
AB — Un singe ne regardera jamais directement une personne, et si nous le faisons cela est considérer comme un signe d’agression. La seule façon de regarder directement un singe c’est derrière un appareil photo, à ce moment-là il ne voit plus votre regard. Les coups d’œil sont très rapides, je dois photographier en rafale pour les obtenir. Donc je ne vois le résultat qu’au moment où je vérifie mes photos.
En règle général, les singes vont surtout regarder au-dessus de moi ou sur les côtés, car je leur bouche la vue, il n’y a jamais d’échange de regards entre nous. Sauf peut-être avec les nouveau-nés de deux ou trois semaines qui n’ont pas encore intégré ces règles du regard.
JFH — Les singes peuvent-ils être dangereux ? Avez-vous déjà été attaqué lors de vos expéditions ?
AB — On marche sur des œufs, surtout en milieu sauvage. Il faut savoir s’approcher, ne pas s’imposer, attendre, comprendre les cris des singes, s’ils sont dirigés vers nous ou vers d’autres singes. Un groupe qui vous tolère pendant deux heures peut tout d’un coup avoir « un coup de sang ». Souvent ça commence par un conflit interne au groupe, le mâle dominant qui va régler ses comptes avec d’autres singes et tout d’un coup décide que vous n’êtes plus le bienvenu.
Ou alors un singe à moitié endormi qui se réveille, prend peur en vous voyant, crie et tout le groupe vous prend pour un ennemi.
Dans ces conditions, il faut rester calme, avoir des gestes lents, ne pas regarder, et leur signifier par des mimiques faciales que vous êtes amical.
Les mimiques faciales sont très utilisées entre les singes (mouvements de lèvres ou de sourcils, par exemple) et ils peuvent aussi les comprendre si un humain les fait. Ça m’a tiré d’affaire une ou deux fois.
Jamais d’attaques en tout cas, toujours des sommations. Ils font ça par peur, à moi de ne pas m’imposer et laisser tomber si ça ne va pas.
JFH — Vous avez assisté à une scène exceptionnelle, en tout cas jamais observée par des primatologues auparavant. Pouvez-vous revenir sur cette expérience inédite ?
AB — Sur l’île de Yakushima, j’avais comme comportement à mettre en images les rodéos de singes sur les daims. Les daims et les singes cohabitent sur l’île. Les daims profitent que les singes fassent tomber beaucoup de feuilles des arbres pour se nourrir. Les daims ont même appris à reconnaître les cris que les singes font lors des déplacements pour mieux les suivre.
Le rodéo est assez difficile à prendre en photo. Les singes s’habituent facilement à ma présence, mais les daims eux vont garder leurs distances et vont rester à l’écart du groupe. J’ai donc passé ma semaine à chercher des groupes de singes avec des daims à proximité.
J’ai trouvé par hasard un groupe de daims avec un seul singe, un mâle dit « périphérique », c’est-à-dire un mâle solitaire qui n’appartient pas à un groupe. Nous sommes en automne, période de reproduction. Ce mâle qui n’a pas accès à des femelles va passer sa frustration sexuelle sur les daims. Je vais pouvoir filmer et photographier ce comportement. Je découvrirai après coup en montrant les images à Cédric et Marie que ce comportement n’avait jamais été observé par les chercheurs.
JFH — Il semble facile d’admirer les macaques dans certains lieux, comme Jigokudani. Vous confiez aussi que certains groupes de singes sont farouches, surtout ceux qui vivent en pleine nature, comme l’illustre votre périple hivernal à Wakinosawa. Après plusieurs dizaines d’heures de vaine recherche, vous est-il arrivé de douter ? On imagine que les conditions étaient plutôt difficiles ? Quelles attitudes avez-vous adoptées pour finalement réussir à réaliser vos images ?
AB — Oui d’ailleurs pour des raisons de facilité, 99 % des documentaires animaliers sont réalisés autour du onsen des singes de Jigokudani. Les singes sont faciles à prendre en photo et le parc est très simple d’accès (vingt minutes à pied). Cependant c’est une vision complètement tronquée, seule une soixantaine de singes dans tout le Japon ont appris à se baigner dans les sources d’eau chaude, ce n’est pas une généralité. Ça revient à penser que tous les Français se baladent avec un béret et une baguette de pain sous le bras.
Pour Wakinosawa, le point le plus au nord au monde où des singes peuvent survivre, c’est l’opposé de Jigokudani : pas de touriste, pas une seule trace humaine dans les forêts en hiver, à peine cinq singes au kilomètre carré.
J’ai choisi le mois de l’année où les conditions sont les plus dures pour les singes : pas de nourriture, froid (rarement au-dessus de 0°C), beaucoup de neige.
J’ai pris contact avec un photographe japonais qui prend souvent en photo ces singes. Il tient une auberge à Wakinosawa. On a fait le point ensemble chaque matin et il m’a préparé des plans pour m’aider à cibler les groupes. Il me faudra trois jours de recherches pour enfin les trouver.
Une fois le groupe trouvé, je viens chaque matin au point où ils ont décidé de dormir la veille. Je les laisse le soir au moment où ils commencent à monter dans les arbres.
Le terrain étant piégeur avec des étangs, des ponts et des cours d’eau, cachés par la neige, je reviens uniquement dans mes traces.
JFH — Quel est le plus beau moment que vous ayez vécu lors de vos séjours photographiques ?
AB — Les journées passées sous les tempêtes de neige à suivre les singes de Wakinosawa. Les trouver était un défi mais une fois le groupe trouvé, c’était véritablement magique d’être avec eux.
JFH — Et la plus grande frustration ?
AB — Quelques photos ratées par manque d’anticipation, mais sinon aucune frustration, j‘ai réussi à avoir tous les comportements que je devais mettre en image. J’avais très peur dix jours avant de finir la session de photo de printemps, car j’étais en avance et les bébés n’étaient pas encore nés. Mais j’ai réussi la dernière semaine à suivre un groupe avec quatre nouveau-nés.
JFH — Votre ouvrage amènera certainement des lecteurs à vouloir rencontrer un jour ces singes du Japon. Or dans le parc de Minoo, par exemple, près d’Osaka, la ville interdit aux visiteurs de nourrir les singes sous peine d’une amende de 10 000 yens (90 euros), et leur demande même de ne pas s’en approcher. Outre le fait de se renseigner auprès des municipalités sur les règles en vigueur, quels conseils et quelles recommandations voudriez-vous confier aux personnes souhaitant voir ou photographier ces macaques ?
AB — Ne pas les regarder dans les yeux, ne pas les nourrir, ne pas les toucher, ne pas essayer d’interagir, ne pas tenter de s’asseoir à côté d’eux. Déplacez-vous lentement. Vous pourrez vraiment profiter de cette rencontre.
JFH — À la fin de l’ouvrage, vous ne cachez pas votre regret de n’avoir pu observer des groupes de singes dans des zones plus sauvages. Projetez-vous un nouveau voyage photographique ?
AB — Tous les groupes de singes ne sont pas observés, beaucoup sont même inconnus des chercheurs. J’ai vu passer au loin des groupes de cinquante singes qui ne se sont pas laissés approcher. Il faudrait que je les habitue à ma présence pendant plusieurs jours voire plusieurs mois. C’est malheureusement impossible car je n’avais que trois voyages pour ce projet.
Il n’y a pas d’autres voyages de prévus même si j’aimerais bien retourner à Wakinosawa au printemps pour profiter des chemins de randonnée sans neige.