Voyage à l’extrême nord nippon, un univers d’estampes, de neige et de musées étranges
Elle se trouve juste en face de la Sibérie. C’est l’île la plus au nord du Japon. L’île du bout du monde. L’île d’Hokkaido. Une terre volcanique avec, en prime, un air vif, salin. Vous levez les yeux et votre regard butte sur les sommets des montagnes qui attendent les premières neiges. Plus bas, des pans de lave sombre tourmentent le paysage. Ici, dans cette fin de terre perdue, à 1.500 kilomètres de Tokyo (moins de deux heures en avion), les hivers sont rudes. Heureuse surprise tout de même, les plaines doivent être un peu réchauffées par le courant « Kouro Shivo » parce qu’il ne fait pas si froid à midi au soleil.
Au beau milieu de l’île, au pied du mont Daisetsu, Asahikawa, malgré la présence de son aéroport moderne, est un gros village assoupi dans une vallée qui le protège du vent. Avec ces rues rectilignes, ces silos en tôle ondulée et ces maisons de bois, on pourrait se croire, à la même latitude, dans le Connecticut ou le New Jersey. Sauf que les champs alentour sont des rizières, que les bâtiments sont plus hétéroclites et qu’on y roule à gauche… Pour oublier les trois mètres de neige qui tombent au cours des longs hivers, les couleurs des façades sont aussi plus éclatantes : vermillon, anthracite, marron quand elles ne sont pas vert pomme ou jaune citron et les toits varient du bleu azur au turquoise.
Nous allons visiter trois des villes de l’île, toutes aussi pimpantes et toutes ainsi dessinées à l’américaine… par des Américains. Lors de l’ouverture du Japon à l’Occident avec l’ère Meiji (1868), l’empereur leur avait demandé de développer des sites vierges pour accueillir les nouveaux « colons ». Entendez les habitants de Honshu, l’île principale du Japon, paysans et samouraïs, qu’il encouragea à venir peupler ces territoires déshérités en leur promettant de leur donner des terres. Des samouraïs, l’île lointaine n’en avait jamais vu. Mais, pour tous les nouveaux venus, c’était enfin de l’espace ! Qu’importe que le printemps soit court et l’automne bref. Qu’importe que les cerisiers ne fleurissent pas dans cette terre désolée. Un certain Clark a alors fondé la ville de Sapporo qui, à l’époque, en 1871, a attiré 2.600 habitants, voyage offert en aller simple. Ils sont 2 millions aujourd’hui et comptent pour le tiers des résidents de cette île spacieuse, finalement peu peuplée si on la compare au reste du pays.
Longtemps coupée du monde
Montagnes, forêts et rizières créent l’ambiance, agreste et feutrée. Ce n’est pas l’ancien Japon. Ce n’est pas non plus le Japon moderne de l’électronique et de la haute technologie. Hokkaido, si longtemps coupée du monde par sa géographie et son climat implacables, si longtemps redoutée des marins dont elle avait découragé les chemins dans sa mer d’Okhotsk. Des siècles durant, ses habitants, les Aïnous, les aborigènes des lieux, qu’on appelle encore les fermiers de la mer, ont vécu, abandonnés à eux-mêmes, de leur pêche et de leur agriculture, ignorant tout, si loin au sud, des fastes des capitales successives du Japon : Nara, Kyoto puis Tokyo.
Hokkaido offre la parfaite image de l’estampe japonaise aux horizons bleutés que décrit Kawabata. Dans son histoire la plus ancienne, celle d’un volcanisme intense, le massif a été soulevé, bousculé, entaillé. Des couches d’alluvions ont eu raison au fil des siècles de ce relief orgueilleux, l’usant, l’arasant pour dessiner enfin ces dos arrondis et ces molles ondulations. Dans sa rusticité, cette île sans mémoire est une des destinations les plus exotiques du monde parce qu’elle ne sait pas ce que sont des touristes. Elle n’a pas vendu son âme pour les satisfaire. Elle est plus dépaysante que Bali ou Phuket, rompues aux caprices de leurs visiteurs. Elle n’est animée que par le désir de bien faire dans la tradition japonaise.
Sans doute ce peuple est-il un des plus différents de nous. Pourtant, mystère des idéogrammes et barrière de la langue et des rites acceptés, les Japonais sont naturellement obligeants. Peu habitués à rencontrer des étrangers, ils cachent derrière leur sourire la crainte de ne pas savoir les servir et leur plaire. Ainsi, l’accueil des habitants est courtois. Surtout celui des administrateurs de musée. Hokkaido regorge de musées sous toutes les formes et sur tous les thèmes. Parfois les plus inattendus… Les Japonais dessinent des jardins de mousses, de lichens et de pierres, véritables collections qui font l’admiration des voyageurs. En hiver, ces jardins sont égayés par des gros bonshommes et des petits lapins de neige.
Nous visitons d’abord le « Snow Crystal Museum » : un « must » populaire avec des vitrines de stalactites figurant des paysages que viennent admirer 40.000 personnes chaque année. Il donne un avant-goût des sculptures en glace qui s’exposent dans les grandes villes pendant dix à douze jours en février sous forme de constructions gigantesques, toujours audacieuses. Le Festival d’hiver d’Hokkaido est plébiscité dans le « Guinness Book of Records » pour ses statues et ses édifices tout en neige récoltée dans la montagne et pouvant atteindre 24 mètres de haut sans la moindre charpente. Le travail bénévole de 200 à 300 personnes chaque hiver est donné à voir dans les rues commerciales, parées d’illuminations spectaculaires.
Puis il y a le Musée du textile et ses tapisseries en laine qui reproduisent les matins glacés de rose et les escarpements périlleux des montagnes Asahi, les lacs de cratère et les plantes nacrées de la région du Daisetsu. Halte classique et obligatoire ensuite dans une brasserie de saké. Le saké le plus coté de l’Archipel. Normal : l’île cultive le meilleur riz et dispose de l’eau la plus pure tandis que la liaison des mots riz et shinto a fait de cet alcool un élixir de l’esprit que l’on confectionne en obéissant à des rituels précis. Après le polissage des grains, il faut procéder à leur lavage, leur brossage, puis leur cuisson à la vapeur, leur fermentation, filtration, conservation dans des tonneaux qu’un seul expert tokyoïte sait assembler, enfin leur embouteillage et leur expédition. La dégustation est proposée par le chef de cette brasserie centenaire, Kouichi Sasaki, qui vante avec emphase pour sa saveur et sa finesse le fleuron de sa production : l’otokoyama. Ce nectar a reçu sa quarantième médaille d’or en 2006. Il est exporté dans le monde entier.
Autre illustration de la culture locale : un musée de peinture, le Goto Sumio Museum of Art. Les artistes ont choisi de traduire la mélancolie de leur île confrontée à la nature violente en utilisant les pigments des pierres des rochers environnants : turquoise, corail, cristal, ambre, lapis-lazuli ou simples coquillages… qu’ils écrasent sur un papier japonais particulier appelé « washi » et fixent avec une colle spéciale issue de protides d’animaux. Des feuilles d’or ou de platine accentuent les effets chromatiques. Une vaste salle expose 120 à 130 oeuvres dont le président du musée, Toshifumi Yukisada, commente l’histoire. Elles représentent des temples de capitales oubliées, de puissantes cascades ou des canyons abrupts, des forêts profondes ou des pétales délicats dans les couleurs les plus extrêmes des quatre saisons. On entend un bruit de chute d’eau, on palpe le silence de la neige. Le tableau le plus cher imprégné de cet art fidèle à la nature est parti pour 1 million de dollars.
Découvertes insoupçonnées
Le brie de Meaux fait la fierté de Satoshi Isozaki. Ce fromager produit cinq variétés de pâtes molles et de bleus. On n’est pas tout à fait au pays des fromages mais il y a l’illusion quand on savoure une fourme d’Ambert ou même un morceau de cheddar sur une tranche de pain. Le Stilton et la tomme à la seiche sont une aventure pour le palais… Comme l’est le vin, une – autre – affaire sérieuse. La vigne s’est emparée des coteaux bien exposés du terroir de Furano. Les dix producteurs locaux des 300.000 litres des vendanges de l’année, tous consommés à Hokkaido, observent avec passion l’évolution des pieds plantés. Ils ont pris des leçons pour les tailler auprès des vignerons français et laissent maturer leurs grappes dans des tonneaux en chêne français. Ils suivent à la lettre les consignes d’experts qui, eux-mêmes, ne les appliquent plus toujours et prédisent, avec solennité, pouvoir bientôt proposer de grands crus.
La pêche est une nécessité vitale pour les habitants d’Hokkaido. Alors ils sont de grands pêcheurs, naviguant par tous les temps. Ils se distinguent aussi avec une précision et une assiduité remarquables dans l’agriculture maraîchère et fruitière. Hokkaido propose 25 variétés de légumes. Ils excellent bien sûr dans la culture du riz, mais ils triomphent carrément dans la gastronomie en inventant des saveurs inconnues qu’on dévore aussi avec les yeux. Toujours décorées d’une fleur de saison, soigneusement présentées, les assiettes japonaises sont à photographier. Et une autre chose est avérée dans l’île septentrionale du pays : les Japonais savent faire de la bière, réputée délicieuse, et Sapporo en est la capitale. Ses brasseries édifiées en brique il y un siècle lui tiennent lieu, aux côtés d’une tour de l’horloge offerte par les Américains dans les années 1900, de patrimoine. Quelques-unes ont été converties en restaurants à la mode, d’autres en galeries commerciales.
Nous, nous connaissons la ville grâce aux JO de 1972. Toujours aussi fière aujourd’hui d’avoir été sélectionnée, après deux tentatives infructueuses, elle joue à fond la carte ski. Elle a ainsi accueilli les Jeux asiatiques d’hiver en 1986 et 1990 pour promouvoir cette pratique en Asie. Un musée qui surplombe la ville rappelle l’odyssée de ces sportifs : « La Troupe volante du Soleil-Levant » est entrée dans la légende.
Le Japon est un pays qu’il faut apprivoiser. Ses habitants, des touristes passionnés par son histoire, viennent toute l’année découvrir l’île du Nord. Les premiers flocons voltigent dès l’automne. Hokkaido sous la neige s’imprègne d’un plus grand mystère encore. L’imagination prend son essor lorsque les cols commencent à blanchir et la cime des montagnes à s’éclairer.
ANNICK COLYBES
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