Au fond d’un fjord étroit, encerclé de petites montagnes verdoyantes, on aperçoit de l’autre côté du plan d’eau un village de pêcheurs aux modestes maisonnettes. Au quai, sont amarrées quelques embarcations. Image paisible d’un Japon suranné de carte postale. Et pourtant on ne peut qu’être surpris de la familiarité du lieu. Comme « déplacée » dans ce paysage nippon, une petite église au toit de tuile grise domine le village de son clocher donnant inopinément au petit port de Sakitsu un côté honfleurais.
A l’intérieur de l’édifice sur lequel figurent les idéogrammes « maison du seigneur du ciel », le sol est revêtu de nattes (tatami). Il n’y a pas si longtemps, les fidèles suivaient l’office agenouillés, les femmes à droite et les hommes à gauche. Aujourd’hui, on a installé des chaises sur les tatamis car « les paroissiens ont vieilli et ont des difficultés à se relever », explique le jeune curé, Miyoshi Makiyama.
C’est un Japon inattendu que l’on découvre en remontant du sud au nord le chapelet d’îles (Amakusa, Goto, Ikitsuki) de la côte ouest de Kyushu. Au fil de rivages découpés, formant des criques rocheuses ou des baies aux plages de sable blanc, de vallonnements où par endroits la rizière grimpe en terrasses dont le vert tendre tranche avec celui soutenu des cèdres et des chênes-lièges, on suit ce que les guides locaux nomment la route du Rosaire : celle des petites églises de style néogothique où, selon la coutume japonaise, on se déchausse en entrant.
Dans un pays bouddhiste et shintoïste (animisme autochtone), dont pour beaucoup de Japonais les cultes se pratiquent simultanément selon les circonstances, les chrétiens représentent 1 % de la population. Mais dans ces îles, près de 10 % des habitants sont catholiques. C’est là qu’au milieu du XIXe siècle, à la suite de la levée de l’interdiction du christianisme imposée deux siècles et demi plus tôt, les Missions étrangères de Paris (MEP) vinrent ranimer une foi qui s’était maintenue secrètement en dépit de la persécution au tournant du XVIe et du XVIIe siècle.
De la côte nord-est d’Amakusa, on aperçoit la péninsule de Shimabara où, en 1638, environ 40 000 paysans, parmi lesquels de nombreux chrétiens, se soulevèrent. Ils furent massacrés. Par la suite, certains abjurèrent cette foi apportée en cette extrémité du monde près d’un siècle auparavant par François Xavier. Des milliers d’autres périrent suppliciés.
Certains continuèrent à prier secrètement devant de petites statues de la Vierge travestie en Kannon-sama (déesse de la miséricorde dans le bouddhisme japonais), psalmodiant comme un sutra des phrases qui, transmises oralement de génération en génération pendant deux siècles et demi, devinrent un sabir incompréhensible. On appela par la suite ces fidèles les « chrétiens cachés » ou les « vieux chrétiens ».
Emouvant par sa fidélité aux croyances des aïeux persécutés, ce culte secret, sans prêtre ni sacrement et non reconnu par Rome, n’est pas étranger à la vénération traditionnellement vouée aux ancêtres dans le bouddhisme.
A Sakitsu, on sent la survivance d’une « inculturation » de fait qui se traduit par un étrange chevauchement des cultes : à l’Auberge du Port, dont la propriétaire est veuve du bedeau, ont été placées, dans un autel de facture bouddhique où sont vénérés les défunts, de petites croix et une Vierge. On parle encore ici de l’oratio pour désigner la prière – expression qui date de la période des persécutions – et l’on rend hommage aux morts en août (fête bouddhique) et à la Toussaint.
Comme dans le village voisin d’Oe, les habitants portent une affection profonde au Père Ludovic Garnier, des MEP, qui vécut plus de cinquante ans à Amakusa. Bien que, depuis son décès en 1942, des missionnaires puis des curés japonais se soient succédé dans la paroisse, il reste « Pateru-san » (« Monsieur Pater »).
A Oe, sur une hauteur verdoyante, ouvrant sur la mer par une percée entre les petites montagnes, se dresse une élégante petite église au plafond en ogives décoré de fleurs de lys et de camélias. Elle fut construite en 1933 par le Père, qui y consacra toutes ses ressources. En contrebas, une statue de la Vierge de Lourdes est à demi cachée sous une bougainvillée en fleur. Le culte marial reste prégnant dans les îles : « La Vierge est plus proche ; le Christ paraît trop inaccessible », explique Norio Matsumoto, directeur du Musée du rosaire d’Oe où sont présentés des objets du culte des « vieux chrétiens » ainsi que des images pieuses qu’ils étaient contraints chaque année de fouler aux pieds en signe de renoncement à leur foi.
Les cinq îles formant l’archipel de Goto offrent des paysages d’une beauté encore plus saisissante qu’Amakusa. Ce sont aussi des terres chrétiennes. Parmi les 26 martyrs japonais sanctifiés par le Vatican figure Jean de Goto, crucifié en 1597 à l’âge de 19 ans. Sur les 26 000 chrétiens recensés à la fin du XIXe siècle à travers le Japon, les Goto en comptaient 6 000. Et c’est vers ces îles que les missions allaient d’abord se tourner pour ranimer la foi.
Un jour de 1865, le Père Petitjean, des MEP, avait vu un groupe d’hommes et de femmes entrer timidement dans sa petite église d’Oura, au pied de la colline habitée par la communauté étrangère de Nagasaki. « Notre coeur est le même que le vôtre », lui avaient-ils chuchoté. Après deux siècles et demi de clandestinité, les « chrétiens cachés » sortaient de l’ombre. « Ils attendaient le retour de Dieu après un long silence », dit Toshimitsu Kikuchi, descendant d’une vieille famille chrétienne de Dozaki sur l’île de Fukué (Goto).
Les petites églises ont souvent été construites en des lieux reculés où était pratiqué un culte caché. C’est le cas de celle de Kashiragashima sur l’île de Nakadori avec son clocher en bulbe. Dans son désuet cimetière marin, bercé par le bruit du ressac, les pierres tombales sont semblables à celles des sépultures bouddhiques, mais elles portent une croix dorée, gravée dans le granit. A côté du prénom japonais figure le nom chrétien : Maria, Pedro, Thomas.
Il faut remonter jusqu’à Ikitsuki, petite île de criques rocheuses, pour trouver de petites communautés qui vénèrent encore le « Dieu du débarras », ainsi nommé parce qu’il était honoré clandestinement au fond des maisons. Le dimanche matin sonnent les cloches. « Dans les églises, disent les « vieux chrétiens » du lieu, c’est une autre religion que celle pour laquelle moururent nos ancêtres. »
Philippe Pons
Source : LeMonde.fr