Ce 11 février, le Japon commémore la création de l’Empire. Traditionnellement, les commanditaires des deux grands mythes japonais, le Nihongi (日本紀) ou Nihonshoki (日本書紀) et le Kojiki (古事記) désignent l’empereur Jinmu (神武天皇), comme son fondateur.
Le souverain, intronisé en 660 av. JC, aurait vécu près de 126 ans et descendrait en ligne directe de la déesse solaire Amaterasu…. Mais, historiens et archéologues s’accordent désormais pour dire que la généalogie officielle de la lignée impériale est totalement fictive jusqu’au règne de l’empereur Sujin (崇神天皇, 219-249 ap. JC).
Néanmoins, ces deux grands mythes sont une source inestimable pour la connaissance des origines culturelles nippones. Rédigés près de deux siècles après l’introduction de l’écrit dans l’archipel, le Kojiki et le Nihongi, achevés respectivement en 712 ap. JC et en 720 ap. JC, marquent l’aboutissement d’un long processus séculaire de tentatives publiques et privées d’écriture de l’Histoire. Le souci de sélectionner et de consigner les faits du passé remplissait le double objectif de légitimation politique et de mise au pas des particuliers aspirant aux postes clés de l’État, auteurs de contrefaçons généalogiques pour appuyer leurs demandes. Si l’invention de mythes fondateurs est une constante des cultures protohistoriques ; leur mise en forme officielle serait un paradigme des civilisations de l’écriture, organisées autour d’un État souverain.
La faculté humaine de transmettre ses acquis culturels explique l’étonnante similitude constatée par les historiens des religions entre les différents mythes de l’Humanité ; cette ressemblance ayant même incité certains auteurs à spéculer sur l’existence d’un monomythe originel (Joseph Campbell, 1904-1987). Il est vrai que celles-ci sont troublantes. Proche dans sa structure des premières lignes de l’Ancien Testament, le Nihongi décrit l’univers antédivin comme une masse chaotique oviforme qui – une fois séparés – donnent naissance au Ciel et la Terre. Pour les Japonais toutefois, la création du monde relève du premier couple divin de sexes opposés : Izanagi et Izanami. Ceux-ci ayant constaté la vacuité du monde terrestre, créent la première île de l’archipel en barattant l’eau salée à l’aide d’une hallebarde, le tamaboko (玉鉾) : des gouttes retombées sur les flots, agrégées entre-elles et solidifiées émergent la première île de l’archipel en devenir. C’est autour de cet axe (reliant symboliquement le Ciel et la Terre), planté dans le sol, que les deux divinités prononcent la phrase rituelle du mariage sur les différentes îles sur lesquelles ils se rendent pour engendrer de nouvelles divinités ou de nouvelles terres.
Or, cette Création sera entachée par un « péché originel » aux conséquences proches de la sanction du Dieu biblique : Izanami enfreigant une règle de préséance est punie en mourant en couche en donnant naissance au dieu du feu, Kagutsuchi (迦具土). De son corps démembré et soumis à l’action destructrice des flammes jaillissent à même le sol les divinités associées à la fertilité. Si, comme le soulignait Mircéa Eliade, l’univers du vivant ne pouvait être créé qu’à partir du corps sacrifié d’un être divin primordial. Inconsolable, Izanagi part à la recherche de son épouse et sa quête le conduit dans le monde souterrain des « Enfers » (Yomi, 黄泉). Les épisodes de ce voyage attestent encore des profondes racines universelles du mythe : la tristesse d’Izanagi se lamentant sur la mort de sa compagne évoque spontanément le deuil décrété par les Ases après la mort du dieu Balder (dont la tradition sortie de son cadre scandinave se perpétue dans la célébration d’Halloween) ; ou bien encore, le regard fatal échangé par le couple –en infraction à la consigne d’Izanami qui ne désirait pas dévoiler à son époux l’état de putréfaction de son corps – rappelle le triste sort d’Orphée et Eurydice de la mythologie grecque….
Ainsi, cachée derrière la symbolique de la geste divine se dissimulerait peut-être les préoccupations quotidiennes des hommes du néolithique. Les premières séquences du Kojiki passées au crible de la méthode structurale par Henrietta de Veer dévoilent des constantes fondamentales associées à des comportements sociaux des hommes de la préhistoire et leur relation avec la matière. Outre les aspects fondamentaux associés à la survie et à la reproduction de l’espèce, le décodage du Kojiki révèlerait l’importance des cheveux (kami, 髪 en japonais. Un terme homophone désigne également les divinités, mais celui s’écrit avec un idéophonogramme différent, 神). La capillarité aurait été considérée comme une source de pouvoir magique, incontrôlable et dangereuse, conception partagée par la plupart des peuples sans écriture contemporains (cultures indiennes d’Amérique du Nord, aborigènes d’Australie notamment).
Ce « pouvoir » serait une force, un principe vital, actif, supranaturel, qui serait l’essence même de la nature et en animerait les cycles. Le mot tama (fréquement orthographié玉)– qui la désigne au Japon – n’est pas sans rappeler le mana, un terme d’origine polynésienne désignant un pouvoir d’une nature équivalente. D’ailleurs, ce vocable est fréquemment associé à des objets sacrés que l’on retrouve dans la mythologie (le tamaboko) et matériellement attestés par l’archéologie (les magatama, 勾玉, ces pendentifs lithiques en forme de virgule, souvent interprétés comme des symboles de la fertilité). Henrietta de Veer souligne également l’importance du contact visuel (ou de son évitement) : l’action de porter son regard à l’insu de l’être visé, comme le fît Izanagi en désobéissant à la consigne de son épouse, place l’être visé en situation de vulnérabilité, ce qui pas n’est sans rappeler les tactiques d’approche mises en oeuvre par les chasseurs préhistoriques souhaitant se soustraire aux sens aiguisés de leurs proies.
Chronologiquement, la protohistoire japonaise (14 500 av JC-645 ap. JC) recouvre successivement les périodes culturelles Jômon (縄文, l’éponyme est associé à un modèle de céramiques ornées de motifs à cordons), Yayoi (弥生, du nom d’un district proche de Tôkyô correspondant également à une facture singulière de poteries) et Kôfun (古墳, du nom d’un style typiquement japonais de sépultures en tumuli). Ces sociétés humaines pourraient sommairement se définir par leur rapport avec la nature : la période Jômon se caractérisant par des groupes de chasseurs-cueilleurs semi-nomades vivant principalement de la prédation ; tandis que les changements politiques et économiques des périodes Yayoi et Kôfun auraient favorisé la sédentarisation des clans et leur organisation en sociétés agro-pastorales pré-étatiques, économiquement centrées sur la production. Tout en nous gardant de toute spéculation hasardeuse, force est de constater que l’archéologie pourrait renforcer l’hypothèse d’un rituel de la Création, qui remonterait (au minimum) au Jômon moyen (3 000- 2 000 av.).
En 1992, Yamagata Mariko avançait l’hypothèse que la destruction rituelle des statuettes d’argiles (dôgu, 土偶), lors de cérémonies pratiquées par les tribus du bassin de Kofû (préfecture de Yamanashi), pourrait symboliser le démembrement d’Izanami et être mis en lien avec un culte de la fertilité. En différents sites du pays des objets sortis de terre, de différentes dimensions, factures et matières (végétale, animale, minérale) pourraient être la représentation du tamaboko, soit de l’objet lui-même (bâtons de commandement), soit de sa fonction symbolique, d’axe du monde et d’instrument de la Création. De même, sur le site de Mawaki (préfecture d’Ishikawa), les archéologues ont exhumés – outre des dôgu – un totem de bois ornementé et un masque d’argile qui pourraient avoir été utilisés pour mimer la danse maritale du couple créateur de l’univers (du clan), probablement à une période charnière de l’année marquant la « régénération continue du Temps ».
Ainsi ce faisceau d’indices matériels attesteraient de ce rite disparu, ancré dans le patrimoine culturel de l’humanité et dont la mythologie japonaise s’en ferait localement l’écho…
Article de Rémy Valat – L’auteur remercie le professeur Hanzawa Eiichi (半沢 英一 先生).
Sources exploitées pour cet article :
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Barnes Gina L., State formation in Japan. Emergence of a 4th-century ruling elite, Durham East Asia, Routledge, London, New York, 2006.
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Mircéa Eliade, Mythes, rêves et mystères, Idées Gallimard, 1957 ; Le mythe de l’éternel retour, Idées Gallimard, 1969.
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Junko Habu, Ancient Jômon of Japan, Cambridge University Press, 2011.
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Kojiki, Records of Ancient Matters traduit de l’original par Basil Hall Chamberlain Charles E. Tuttle Company, Rutland (Vermont, États-Unis d’Amérique) et Tokyo (Japon),1982, (multiples réimpressions). La meilleure traduction de ce mythe est attribuée à Donald L. Philippi.
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Maître Claude, « La littérature historique du Japon, des origines aux Ashikaga », in Bulletin de française d’Extrême-Orient, tome 3, 1903, pp. 564-596 et la suite du même article in Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, tome 4, 1904, pp. 580-616.
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Nihongi. Chronicles of Japan from the earliest to A.D. 697, traduit de l’original chinois par W.G Aston, avec une introduction de Terence Barrow, P D., Charles E. Tuttle Company, Rutland (Vermont, États-Unis d’Amérique) et Tokyo (Japon), 1972 (multiples réimpressions).
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Rapport de fouille du site de Mawaki (préfecture d’Ishikawa). 石川県 能都町 真脇遺跡 -農村基盤総合整備事業能都東地区真脇工区に係る発掘調査報告書―(本編) 1986・12 能都町教育委員会真脇遺跡発掘調査団
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Rotermund Hartmut O. (dir.), Religions, croyances et traditions populaires du Japon, Maison-Neuve et Larose, 2000.
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Henrietta de Veer, « Myth Sequences from the Kojiki. A Structural Study », in Japanese Journal of Religious Studies, 3/2-3, juin-septembre 1976, p. 175-214.
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Yamagata Mariko, « The Shakadô Figurines and Middle Jômon Ritual in the Kofû Basin”, Japanese Journal of religious Studies, 1992, 19/2-3.
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Société d’étude sociale du Japon de la période du Quaternaire (Nihon Daiyonki Gakkai), Ono Akira, Harunari Hideji, Oda Shizuo, Les traces de la présence humaine au Japon (avec illustrations). (図解・日本の人類遺跡 日本第四紀学会/小野 昭/春成秀爾/小田静夫―編 1992 東京大学出版会).