Premier pays atomisé de la planète, le Japon veut-il devenir une puissance nucléaire ? La question a longtemps été taboue. Ce n’est plus le cas. L’essai nucléaire nord-coréen du 9 octobre a provoqué une vague de déclarations au plus haut niveau du gouvernement et du parti au pouvoir réclamant l’ouverture d’un débat public sur cette question. A l’occasion de la récente visite à Tokyo de Mohamed Elbaradei, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le gouvernement a réaffirmé qu’il n’y avait aucun changement dans sa doctrine non nucléaire et qu’il s’en tenait aux trois principes adoptés en 1967 : « ne pas produire, détenir ou avoir sur son territoire » une telle arme. Il avait toutefois précisé peu avant que sa Constitution pacifique n’interdit pas au Japon de se doter d’un arsenal nucléaire s’il est nécessaire à sa défense.
Le premier ministre, Shinzo Abe, tiraillé entre les attaques de l’opposition, qui fait valoir que de telles déclarations entament la crédibilité du Japon à l’étranger, et son souci de ne pas se démarquer des partisans de l’ouverture du débat, dont il partage les opinions en matière de renforcement de la position stratégique du pays, est resté évasif. M. Abe s’est borné à déclarer que le débat n’est pas approprié mais qu’il est excessif d’occulter des sujets qui suscitent des polémiques.
Remise sous le boisseau, la question de la nucléarisation du Japon demeure sous-jacente à l’ambition de ses dirigeants de faire de l’Archipel une nation dotée de tous les attributs de la puissance en révisant la Constitution de 1947 par laquelle il s’interdit de recourir à la force. Selon M. Abe, l’article 9 – qui stipule le renoncement à la guerre – est « une disposition ne correspondant plus à l’époque actuelle » et qui doit être repensée afin de permettre au Japon d’assumer ses responsabilités internationales. L’adoption, à la quasi-unanimité, par le Parlement, le 30 novembre, d’un projet de loi transformant l’actuelle Agence de défense en un véritable ministère est un nouveau pas dans le sens d’une réaffirmation du Japon sur la scène internationale. La banalisation de l’hypothèse d’un armement nucléaire de l’Archipel en est un autre.
Le président du conseil politique du Parti libéral démocrate (PLD), Shoichi Nakagawa, a mis le feu aux poudres en appelant, peu après l’essai atomique nord-coréen, l’ouverture d’un débat national sur cette question. « Quand en discuterons-nous sinon maintenant que la Corée du Nord a franchi le pas ? Le Japon ne peut passer outre à l’option nucléaire », avait-il déclaré. Il n’est pas le seul dans la majorité libérale démocrate à souhaiter une clarification de l’attitude de son pays sur l’arme nucléaire.
L’Archipel est placé sous le « parapluie nucléaire » américain, mais, conformément à l’un des trois principes non nucléaires – « ne pas avoir sur son territoire » de telles armes -, celles-ci se trouvent à l’extérieur. Takashi Sasagawa, président du comité éthique du PLD, estime qu’il est irréaliste de continuer à bannir de telles armes de l’Archipel. Dans un livre collectif publié en 1996, La Révolution conservatrice, rappelle Asahi Shimbun, le jeune parlementaire Shinzo Abe écrivait que « des bateaux américains avec à bord des armes nucléaires ont toujours relâché dans les ports japonais ». Dénonçant l' »hypocrisie » des dirigeants du passé, M. Abe appelait de ses voeux un homme qui dise les choses clairement. Le directeur de l’Agence de défense, Fumio Kyuma, vient de déclarer qu’en cas de crise il est « normal » que des armes nucléaires américaines soient déployées au Japon.
LE « PARAPLUIE » AMÉRICAIN
Le Japon dispose de tous les moyens de se doter, par lui-même et dans un délai très bref, de l’arme atomique : bien que l’usage de l’uranium importé soit limité par la loi sur l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques, il maîtrise tout le processus de production de l’atome, qui répond à un tiers de ses besoins en énergie. La décision est donc politique.
La nucléarisation du pays suscite chez les Japonais des sentiments contradictoires : l’allergie à une arme dont le pays fut la dramatique victime et l’aspiration, latente depuis la défaite, à recouvrer une autonomie pleine et entière. Etat souverain, le Japon l’est assurément depuis l’entrée en vigueur du traité de San Francisco (1952), qui lui a restitué son indépendance, mais sous l’aile protectrice des Etats-Unis. Et il aspire à se défaire de cette ultime dépendance en devenant maître de sa sécurité. Il s’y emploie, étape par étape, dans le cadre de l’alliance avec Washington. Mais un sursaut « gaullien », évoqué avec envie par plusieurs hommes politiques, n’est pas la voie qu’il suivra tant qu’il sera assuré du « parapluie » nucléaire américain.
Outre la difficulté de convaincre une opinion rétive à renier ses engagements antinucléaires, les études de l’Agence de défense sur les avantages et les inconvénients de détenir l’arme nucléaire ont conclu que celle-ci serait, dans la situation présente, plus dommageable que profitable à la sécurité nationale. Dans l’hypothèse où la Corée du Nord voudrait attaquer le Japon, si le « parapluie » américain ne dissuade pas Pyongyang, une arme japonaise n’aurait guère plus d’effet. En revanche, la nucléarisation de l’Archipel provoquerait un « séisme » géostratégique. Le retrait du Japon du traité de non-prolifération (TNP), dont il est un ardent défenseur, porterait un coup fatal à celui-ci.
La possession de l’arme atomique par Tokyo pourrait en outre être ressentie à Washington comme un acte de défiance. Elle cabrerait la Chine et lancerait une course aux armements dans la région, en hypothéquant toute chance de dénucléarisation de la péninsule coréenne. Pour toutes ces raisons, le futur secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, en visite à Tokyo, a appelé les dirigeants japonais à la retenue. « Il n’est pas souhaitable que des membres du gouvernement continuent à donner l’impression que l’armement nucléaire est une option politique pour le Japon », a-t-il déclaré.
Ouvrir un débat pour conclure que finalement il est préférable de ne pas se doter de l’arme nucléaire réduirait la marge de manoeuvre du Japon en lui liant les mains. Et Tokyo préfère rester dans le flou, n’excluant pas cette éventualité tout en affirmant qu’elle n’est pas à l’ordre du jour. Rien de plus normal, dans un pays qui garantit la liberté d’expression, que de débattre des moyens de préserver la sécurité. Il reste que soumettre au questionnement les principes pacifistes fondateurs du Japon de l’après-seconde guerre mondiale revient à en relativiser la portée.
Philippe Pons
Source : lemonde