Nichiren (1222-1282) est une des figures marquantes du bouddhisme japonais médiéval, ayant vécu pendant une période d’aspiration générale de réforme du bouddhisme institutionnel. Son parcours personnel pourrait rappeler celui de Martin Luther, le réformateur allemand. Nichiren était également un moine et un prédicateur passionné, poursuivant une quête sotériologique. La vie de Nichiren est stricto sensu une aventure humaine, animée par une conviction forte et sincère d’être le perpétuateur de la Loi par la diffusion de la vraie doctrine du Sûtra du Lotus.
Nichiren et son époque: l’ère du « Mappô »
Nichiren a vécu pendant une période troublée durant laquelle de nouvelles forces et aspirations étaient à la recherche d’un changement, d’un renouveau de la société. Au début du XIIIe siècle, le pouvoir shôgunal est contrôlé par le clan fondateur de l’institution, la famille Minamoto (le premier shôgun, Minamoto no Yoritomo, ayant pris le pouvoir en 1192, au terme d’une guerre qui l’a opposé au clan de Taira; le conflit a été popularisé au Japon par la chroniques du Genji). Le siège du pouvoir était installé à Kamakura (nom éponyme de la période 1185-1333, ville située au sud-ouest de l’actuelle capitale, Tôkyô), mais peu à peu les rênes du pays passèrent, à l’aide d’une stratégies d’alliances et de mariages politiques, sous le contrôle du clan des Hôjô, lequel gouverne à travers la fonction de Shikken (régent). Les traits autoritaires de leur gouvernance, et surtout son caractère illégitime (le pouvoir légitime est celui de l’empereur et du shôgun), sont propices aux oppositions: un complot du parti impérial tente de renverser le clan, mais la conspiration se termine par le bannissement de l’empereur « rebelle » (il s’agissait en réalité de trois empereurs « retirés », c’est-à-dire n’étant pas en exercice, le principal était Gotoba) et de membres de sa famille (1221). Les Hôjô installent aussitôt leur quartier général à Kyôto pour garder un œil sur la cour. D’autres révoltes politiques se termineront par la défaite de leurs chefs et l’expropriation de leurs terres au profit du Shôgun. À l’extérieur du Japon, le Mongol Kubilai Khan, devenu empereur de Chine (1260) tentera à deux reprises d’envahir le l’archipel (1274 et 1281).
D’un point de vue religieux, la communauté bouddhiste vit dans la peur, une peur identique à celle du Millénarisme chrétien. La tradition bouddhique, en effet, distinguait trois périodes, qui devaient se succéder après la mort du Bouddha: un long cheminement marqué par l’apogée, puis le périclitement de la foi et de la morale, et enfin le dernier âge, les « Derniers jours de la Loi » (mappô, 末法), estimé durer 10 000 ans et qui serait placé sous l’empire de la division et de la violence. C’est dans ce contexte que différents réformateurs (Hônen, Shinran, Dôgen) vont tenter d’adapter le bouddhisme japonais au danger eschatologique, et Nichiren sera le plus radical d’entre tous.
Au XIIIe siècle, le bouddhisme japonais se subdivise en deux grandes écoles, mais la réalité est nettement plus complexe, en raison du syncrétisme entre le bouddhisme et le Shintô (religion autochtone, animiste), de l’existence d’un bouddhisme populaire et de l’activité d’anachorètes (les yamabushi, 山伏). Les deux grandes écoles sont l’école Shingon (真言) et Tendai (天台). La première doctrine a été introduite au Japon par le moine Kûkai (空海, 774-835), appelé également Kôbô Daishi: il s’agit d’un bouddhisme ésotérique qui met l’accent sur les manifestations artistiques, comme moyen de compréhension religieuse, et les rituels magiques pour se prémunir du mal et atteindre le salut. Cette religion raffinée était plutôt l’apanage des élites. L’école Tendai, dont il sera fait référence en infra, est liée à la doctrine de Nichiren, car ses conceptions sont puisées dans le Sûtra du Lotus.
De nouvelles interprétations du bouddhisme, contemporaines de celles de Nichiren, apparurent, la principale est certainement l’amidisme. Le Bouddha Amida, était très populaire en Chine et sa renommée à tôt fait d’atteindre le Japon. Amida règne sur la Terre Pure (le Paradis de l’Ouest, Jôdo, 淨土) et selon la tradition amidiste, louer cette divinité assure une renaissance pour une vie de béatitude sur cette Terre. L’école de la Terre pure a été fondée par Hônen (法然, 1133-1212). Le mouvement a connu une extension avec Shinran, 親鸞 (école de la Véritable Terre pure, 1173-1262). Une autre interprétation du bouddhisme est l’école Zen, animée par Dôgen, 道元(1200-1253), qui introduisit la pratique de Chine. La voie proposée est d’atteindre l’illumination, comme le fit le Bouddha, par la méditation et la discipline.
De Zenni Chimaro le pêcheur à Nichiren le réformateur (1222-1253)
Nichiren (日蓮) de son vrai nom Zenni Chimaro, est né le 16 février 1222 (toutes les dates correspondent au calendrier lunaire), dans le village de Kominato (province d’Awa, actuelle préfecture de Chiba). Ses parents auraient été des pêcheurs. À l’âge de 13 ans, il entre dans un monastère voisin (Seichô-ji), puis sous la direction d’un maître Nembustsu (doctrine amidiste) à Kamakura, et enfin au monastère du Mont Hiei, centre historique de la conservation et de la propagation de la doctrine Tendai. Zenni Chimaro aurait connu depuis l’enfance de profondes crises religieuses ayant eu des répercussions somatiques: un jour, il aurait perdu connaissance et eu la vision de Kokuzô, la divinité de la Sagesse. Au cours de cette période Zenni Chimaro est ordonné moine (1238) et change de patronyme (Zeshô-Bô).
Le jeune moine puisant dans ses nombreuses et fiévreuses lectures (dans lesquelles il relevait les nombreuses contradictions, fruit de la riche diversité doctrinale du bouddhisme) estima que le Sûtra du Lotus, contenait la « Vérité » qui permettrait de sauver l’humanité de son déclin (comme Luther la trouvât dans les Évangiles et les écrits d’Augustin). Désirant que ce salut puisse atteindre le plus grand nombre, et s’inspirant en cela de la doctrine Nembutsu (qui permet d’accéder à la « Terre Pure », le « Paradis » bouddhique par l’invocation répétée et sincère du nom de son souverain, le Buddha Amida), Zenni Chimaro déclara que le salut viendrait de la répétition du nom sacré du Sûtra du Lotus, Myoho Renge Kyo, 妙法連華経 (la phrase rituelle exacte, ou mantra, selon la terminologie bouddhique, est Nam Myoho Renge Kyo, 南無妙法蓮華経 « Que l’adoration soit au Sûtra de la Loi Merveilleuse »): ces mots sont l’essence du Sûtra (daimoku, 題目). Zenni Chimaro adopte le nom de Nichiren, Soleil (Nichi, 日)-Lotus (Ren, 蓮): le Soleil étant la source de l’illumination universelle, le Lotus, lui, renvoie au Sûtra éponyme.
Le Sûtra du Lotus est la traduction chinoise d’un document original, rédigé en sanskrit, qui circulait en Chine et au Japon au Ve siècle ap. JC, texte réputé pour sa beauté et la dignité de son style et dont l’objet est de révéler l’entité vraie et éternelle du Bouddha, manifestée en la personne du Sakyamuni, apparu parmi les hommes pour leur salut. Un siècle plus tard, le moine philosophe chinois Chi-hi dégagea de se texte une doctrine religieuse, l’école T’ien-t’aï (Tendai, en japonais). Le projet de Nichiren est de restaurer la doctrine originale, authentique, importée au IXe siècle par Dengyo (Saichō, 最澄 767–822), qui depuis lors s’est corrompue d’apports extérieurs: c’est pour cela que Nichiren peut-être considéré comme un « Réformateur ».
Des 28 chapitres du sûtra, le 16e, intitulé « Durée de la vie du Tathâgata », est un message d’espoir, révélant l’existence éternelle du Bouddha, incarnation de la Loi Cosmique, une existence accessible à tous, si celle-ci est consciemment vécue. Le sûtra porte également en germe la question de la perpétuation de la Loi, et surtout de la personne qui assumerait cette charge auprès des hommes; ce sont les similitudes relevées entre la propre existence du réformateur et les paraboles du sûtra qui conduisirent Nichiren à conclure, qu’il était lui même cette « personne ». Des préceptes des chapitres « Consommation et Perpétuation » recèlent pour Nichiren tant de modèles à suivre pour chacun des bouddhistes, que le sûtra était à considérer, selon lui, comme une œuvre « à lire avec sa vie »: c’est ce qu’il fît. L’histoire de Fukyo (une vie précédente du Bouddha, relatée au chapitre XX) raconte les épreuves du personnage, qui humblement continue à saluer respectueusement ceux qui le martyrisent, parce que chacun d’entre-eux est potentiellement un futur Bouddha. Des souffrances de Fukyio, Nichiren puisera force et consolation, lorsqu’il sera lui-même victime de persécutions et de multiples attentats (sur l’île de Sado, il échappe notamment à une tentative d’assassinat en convertissant son agresseur à sa doctrine).
Le matin du 28 avril 1253, au sommet d’une montagne proche du monastère du Mont Hiei, face à l’horizon et au soleil levant, Nichiren a prononcé d’une voix puissante le mantra, « Nam Myoho Renge Kyo ». Le même jour, après avoir exposé sa doctrine à ses frères, il est contraint de s’enfuir.
Des débuts de la prédication de Nichiren au premier exil (1253-1263)
Commence alors pour lui une vie itinérante, consacrée à la diffusion de son message, dans un contexte politique, social et environnemental apocalyptique: conspirations ourdies contre le clan des Hôjô, famines, tremblements de terre, inondations, comètes, autant de signes de l’avènement des « Derniers jours de la Loi ». Nichiren fustige, dans son « Traité pour la pacification du pays par l’établissement de la Loi Correcte » (1259-1260, il existe deux versions du texte), les rituels shingon et les offrandes faites au Dieux pour éradiquer ces malheurs, car pour le réformateur c’est précisément ces croyances et pratiques non orthodoxes qui mettent le pays en péril. Nichiren prédit un fléau supplémentaire, l’invasion étrangère, si les Japonais ne se convertissaient pas à la Loi unique du Sûtra du Lotus (la nature de la prédiction est contestable de par les contacts réguliers entre le Mont Hiei et la Chine et l’existence de fidèles suffisamment informés du contexte international pouvant mettre Nichiren au courant du projet d’invasion mongole.
Avec cran et véhémence, le réformateur exhorte la population de Kamakura et adresse son traité aux autorités; sa cabane est incendiée par la foule, probablement instrumentalisée par le gouvernement (27 août 1260), Nichiren fuit de Kamakura. À son retour dans la capitale, il est exilé dans la péninsule d’Izu (12 mai 1261), où il réside chez le chef de la corporation des pêcheurs de la région. Cette sanction et sa souffrance, il la retrouve dans la parabole de la Tour aux Trésors du Sûtra du Lotus: « Dans les époques impures faites de terreurs et de dangers, nous proclamerons le Sûtra suprême. […] Assurément, il y aura des hommes malveillants, qui nous ridiculiseront et nous abuseront, nous assaillirons avec des armes et des bâtons. Tout cela nous l’endurerons avec persévérance ».
Nichiren prend conscience (et en fait fréquemment référence) du fait qu’il est l’incarnation même des vingt strophes du chapitre « Persévérance », autant de preuves pour lui qu’il est sur la « Vraie voie » conduisant à la boddhéité, et que sa mission est d’actualiser les prophéties contenues dans le Sûtra. Et « celui qui propagera la Loi Merveilleuse […] doit devenir le pilier de la nation japonaise »(« Traité sur l’enseignement, la capacité, le temps et le pays », présenté au régent Hôjô Tokiyori, 10 février 1260).
D’un exil à l’autre (1263-1271)
Libéré de son lieu de résidence forcée (22 février 1263), Nichiren reprend ses prédications, souvent parmi les humbles et les samurai. En 1264, alors que sa mère est gravement malade, Nichiren prie avec ferveur pour le rétablissement de sa santé; il interprète exhaussement de ses vœux comme un « miracle », une preuve supplémentaire de la justesse de sa mission, d’autant qu’il réchappe in extremis à une tentative d’assassinat ourdie par le seigneur Tôjô Kagenobu: le réformateur s’en sort avec une blessure au front et la main gauche brisée.
En 1268, lorsqu’une ambassade mongole exige le versement d’un tribut par le Japon, Nichiren s’adresse aux autorités et leur rappelle sa prédiction, faite huit années auparavant, puis s’efface, probablement pour éviter une arrestation. Après une campagne de prédication dans le pays, il retourne à Kamakura: il y est condamné pour trouble à l’ordre public et doit comparaître (10 et 12 septembre 1271), notamment pour avoir défié Ryôkan, le supérieur du monastère Gokuraku-ji (le religieux était considéré par le peuple comme une autorité du bouddhisme; il était également le protégé de la noblesse) dont, il avait dénoncé l’inefficacité de ses prières en période de sécheresse et adressé des lettres ou des traités aux autorités, interprétées comme un ultimatum.
Condamné à mort, Nichiren est exhibé avant son exécution et fait montre d’un grand courage, prenant même la parole avec ferveur, suscitant une émotion dans la foule. Arrivé sur le lieu de l’exécution (Tatsunokochi) et alors que l’épée allait lui décoller la tête, une lumière vive et éblouissante (phénomène naturel, trucage pyrotechnique, miracle? ) provoque la confusion et l’exécution de Nichiren est annulée. Le moine est banni et sa route le mène sur l’île de Sado. Ayant échappé à la mort, Nichiren considéra ses prochaines années à vivre, comme une nouvelle vie.
L’exil de Sado: la maturité doctrinale (1271-1274)
Vivant dans la précarité et le froid en compagnie de son principal disciple (Hôki-bô, successeur de Nichiren sous le nom de Nikkô Shonin), Nichiren approfondit sa doctrine, en lui donnant une dimension cosmologique, afin d’aider chaque individu dans leur recherche de l’éveil en les invitant à reconnaître le lien existant entre eux-mêmes (l’individu) et la boddhéité éternelle (le Cosmos) et à l’actualiser dans leur for intérieur par la compréhension de la quintessence de la Loi (l’état de latence de la possibilité d’illumination est un précepte de l’école Tendai). Nichiren insiste aussi sur l’interaction entre les karma de chaque être avec celui des autres. Pour Nichiren, la Loi est le fondement métaphysique de la Vie (elle est le principe unique qui régit toutes les lois de l’univers), elle est la Vie, une Vie à vivre.
Afin d’éviter un culte de l’image du Bouddha, comme personne et non comme incarnation de la Loi, le réformateur trace un mandala (Gohonzon), accompagné d’un traité le commentant. Le Gohonzon symbolise la parfaite union entre la Loi éternelle et le Bouddha originel, elle est la cristallisation de la loi universelle (25 avril-8 juillet 1273). La doctrine de Nichiren a atteint sa maturité: l’éveil (le salut) peut-être atteint par celui qui récitera le mantra en fixant avec révérence le Gohonzon. Cet acte de confiance (de foi) conduira le récitant à réaliser sa vraie nature par une interaction mutuelle entre sa force vitale et la Loi. Cette « communion » avec le mandala matériel est en réalité le moyen d’actualiser la potentialité d’éveil de chacun.
Les adeptes de Nichiren, dont de nombreux samurai, œuvrèrent pour obtenir la relâche de l’exilé, mais celui-ci attendait son heure, c’est-à-dire, la réalisation de sa prophétie. Lorsque de nouveaux émissaires mongols se présentèrent à nouveau à Kamakura (1272-1273), l’attitude du pouvoir politique se fît plus conciliante, notamment grâce à l’intervention de Tokimori, membre du clan des Hôjô. Le 14 février 1274, Nichiren est libéré.
Déceptions et derniers jours paisibles à Minobu (1274-1282)
Le 8 avril 1274, il est reçu par la Régence, mais ayant refusé la proposition de participer aux rites publics pour repousser les Mongols et une récompense honorifique, Nichiren déçu, s’éloigne de la capitale avec ses disciples et s’installe à Minobu, non loin du Mont Fuji. Il vécut en ce lieu les huit dernières années de sa vie, dans une hutte. Lorsque la flotte mongole tenta enfin d’envahir l’archipel à deux reprises (1274 et 1281), celle-ci fut harcelées par l’armée shogunale. Puis, la flotte, bien que très supérieure techniquement et en nombre, fut détruite par un typhon (le célèbre épisode du « vent divin », Kamikaze, 神風). L’échec de l’invasion, attribué aux prières adressées aux Kami (dieux nationaux du Japon), est un coup dur pour le réformateur. La prophétie ne s’est pas réalisée: l’invasion a été repoussée et le succès en est attribué aux prières publiques des cultes officiels.
Nichiren, vieillissant et malade, est décédé à Ikegami (localité près de Tôkyô), alors qu’il était sur le trajet qui devait le conduire à une source d’eau chaude, afin d’y être soigné. Il est mort le 13 octobre 1282, en récitant avec ses fidèles, les strophes de « Durée de vie du Tathâgata ».
Article de Rémy Valat
Bibliographie indicative sur le sujet, en langue française :
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Anesaki Masaharu, Nichiren. Le moine bouddhiste visionnaire, Myoho, 2006 (première édition, en langue anglaise, Harvard University Press, 1916).
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Denis Gira, Comprendre le bouddhisme, Bayard, Centurion, 1989.
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Le Sûtra du Lotus, suivi du Livre des sens innombrables et du Livre de la Contemplation de Sage-Universel, traduction de Jean-Noël Robert, Fayard, 1997.
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Nichiren Daishonin Gosho Zenshû (日蓮大聖人御書全集), 1952, traduction française : Lettres et traités de Nichiren, ACEP, 1992.
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Hônen, Shinran, Nichiren et Dôgen. Le bouddhisme japonais. Textes fondamentaux de quatre grands moines de Kamakura, préface et traduction de G. Renondeau, Albin Michel, 1965.
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Blacker Carmen, « Le Soka Gakkai japonais. L’activisme politique d’une secte Bouddhiste », in Archives des sciences sociales des religions, no 17, 1964. pp. 63-67.